Confession d’un “non-jeûneur” : Ramadan, un mois comme les autres

15 novembre 2002 - 06h38 - Maroc - Ecrit par :

Mercredi, 6 novembre, 21h, heure du rendez-vous. On s’est quand même présenté un quart d’heure plus tôt à la terrasse de ce café sur le boulevard d’Anfa. Une occasion de voir à quel point la population casablancaise s’adapte très vite aux habitudes et horaires ramadanesques.

La terrasse était quasi-comble et les fumeurs s’en donnaient à cœur joie. Amine est mon rendez-vous. On a eu ses coordonnées grâce à un ami commun, Salah, qui est aussi son co-locataire. Quelques heures plus tôt, au téléphone, on lui avait proposé de nous parler de « son mois de Ramadan. Il semblait embarrassé et pris de court :« ...euuuh, c’est que voilà, je ne jeûne pas. Je ne vois pas pourquoi Salah vous a orienté vers moi... » On n’a eu droit qu’à de brèves réponses évasives pour tenter de dresser le « profil psychologique » de notre futur interlocuteur.
Il y a aussi la déclaration de son co-locataire : « c’est un mec très sympa et serviable ».
Mais ce qui nous a le plus étonné est que cette personne n’a éprouvé aucune gêne à avouer à un inconnu, qu’elle ne jeûnait pas. Vers 21h 15, le téléphone sonne : Amine était à l’autre bout de la ligne « Je suis devant la porte du café, fais-mois signe ! » Au sourire qu’il arborait, j’ai deviné que Salah l’avait « mis au parfum ». On s’est permis de le briefer afin d’éviter tout malentendu. Seconde étape, (après les salamalecs, la commande passée au serveur, la cigarette offerte et le briefing), l’entrée en matière.
« Comment as-tu passé ton premier jour de Ramadan ? »

A 29 ans, Amine est un fêtard né, un habitué du Petit Rocher, de la Réserve et autres paradis des noctambules. Son train de vie est comparable à n’importe quel individu « lambda », célibataire, qui gagne assez bien sa vie et pour qui la religion n’est pas le nombril de ses préoccupations. Son signe distinctif : il n’est pas de ceux abonnés au break des mois de Chaâbane et Ramadan. Ironiquement, il me déclare :“je me marre quand certains de mes potes, qui font la fête pendant toute l’année et qui, 40 jours avant le mois de Ramadan, arrêtent soudainement de boire... Il y en a même qui commencent à prier. Et, deux jours après les fêtes, ils reviennent à leur ancienne vie : meufs, drogue et alcool”
De toute sa vie, Amine n’a jamais fait de break. A l’âge de 16 ans, sa famille a présumé qu’il était temps pour lui de jeûner. Il n’a pas cherché à la contrarier. C’est à ce moment là qu’a commencé la double vie d’Amine.

Circonstances atténuantes ?

Ce n’est pas en lisant Sartre ou Karl Marx qu’Amine a décidé d’être non-pratiquant. A 16 ans, il était trop jeune pour prendre une décision à caractère aussi philosophique. Ce sont plutôt ses fréquentations ... A part Mouâad, ses amis de classe étaient soit juifs marocains, soit étrangers non-musulmans (précisons qu’il a étudié au lycée Lyautey de Casablanca et que Mouâad ne jeûnait pas non-plus). Il ne pouvait concevoir que tout le monde se donne à cœur-joie de déjeuner alors que lui est condamné à souffrir dans l’abstinence.
S’il était facile pour Amine de ne pas jeûner, dès l’entrée en classe, jouer quotidiennement la comédie chez lui était une lourde besogne.
Sa mère avait coutume de lui laisser sur sa table de chevet, des yaourts, fruits... pour le « shour ». Amine lui, ne les prenait que le matin, vers 7H, comme petit déjeuner. Avec précaution, il fermait à clef sa chambre à coucher, le temps nécessaire pour manger. Ce qui n’était pas le cas de son ami de classe Mouâad, qui lui, partageait la chambre avec son petit frère. Mouâad était confronté à pire ! Le repas du « shour » était pris en famille. Il devait donc se lever comme le reste des membres de sa famille et faire son cinéma. Le matin, il devait se lever avant tout le monde et aller piocher dans le réfrigérateur, ce qui allait lui servir de petit déjeuner et de déjeuner. Là encore, il fallait avoir de bonnes relations avec la « bonne » et éviter à tout prix que le petit frangin « grande gueule » ne s’en rende compte. « Mouâad a réussi à tenir un bout de temps avant de se faire prendre en terminale. Ça a été sa fête !. Mais ça n’a pas servi à grand chose. La dernière fois que je l’ai vu, et ça ne remonte pas à longtemps, il fait toujours partie de la bande des non-jeûneurs (comme non-fumeurs) ».
Ce n’est donc qu’en sortant de chez lui qu’Amine respirait. Au lycée, il pouvait tout se permettre. « On s’entraidait entre amis de classe. Ceux qui avaient de la nourriture dépannaient ceux qui n’en avaient pas...Dans cette ambiance, jeûner était interprété pour de la lâcheté et de la trahison. »

Une vie d’exclu

Après le bac, la vie d’Amine aurait pu basculer si ses parents lui avaient permis d’étudier à l’étranger. Ça n’a pas été le cas puisqu’ils ont opté pour une école privée marocaine. Lui qui rêvait de liberté à l’étranger, tout était à refaire, y compris le « rituel ramadanesque »
Amine n’a pas tardé à se lier d’amitié avec une bande de « non-jeûneurs ». Des étudiants qui, comme lui, ne jeûnaient pas parce que ça les arrangeait. L’un d’eux logeait seul dans un appartement qui est devenu par la suite, le quartier général de la bande.
L’appartement était une vraie caverne d’Ali Baba. « En perspective du mois de Ramadan, on stockait une vingtaine de bouteilles d’alcool fort et des cartons de bière. Mais on buvait si fréquemment durant ce mois qu’on finissait par tomber « en panne ». Ça nous a pris du temps avant de trouver un « guerrab »* digne de confiance pour nous fournir en mauvais vin ».
Si dans leur petit univers (appartement), il faisait bon vivre, la vie universitaire par contre, n’était pas une partie de plaisir. A l’école, tout le monde savait qu’ils ne jeûnaient pas. Ils puaient la clope, des fois l’alcool... Mais personne ne les a jamais vus boire ni fumer, encore moins manger. Tout se faisait en douce dans l’appartement. « Malgré les efforts pour taire notre secret, il a fini par s’ébruiter. On a subi les foudres des pseudo-islamistes. On était considéré comme la pire des fréquentations. Nous avons même vécu l’exclusion dans la mesure où les autres étudiants refusaient de faire partie d’un groupe de travail où l’un de nous figurait ».
Chez lui, la situation était moins envenimée. Il n’y allait que rarement, préférant passer le mois de Ramadan avec ses amis. C’est ainsi que durant toute la période universitaire, ses parents n’ont jamais soupçonné leur fils de ne pas jeûner.

Ramadan : la fête au quotidien

Le diplôme universitaire en mains, Amine est embauché comme cadre financier au sein d’une multinationale. « Ma première décision a été de quitter le logis familial. Je ne pouvais plus me permettre de jouer la comédie » . Amine a donc décidé de loger avec un membre de sa petite bande : Salah.
Alors qu’Amine aspirait à la liberté, de nouvelles contraintes ont fait surface : celles de son emploi : « au travail, j’ai appris qu’être dans une multinationale ne change pas grand-chose à la mentalité des gens qui y travaillent ».
“Les matinées du mois de Ramadan ont gardé leur goût désagréable. Toutes mes réactions étaient et sont encore conditionnées par ce qui m’entoure. Le matin, je ne dois prendre ma douche qu’après avoir fumé et pris mon petit déjeuner afin d’éliminer les odeurs (ce qui n’est pas dans mes habitudes). Au boulot, il m’est arrivé de tâter le terrain histoire de voir la réaction de mes collègues. Je l’ai regretté par la suite. L’unique issue est donc de m’abstenir, surtout de fumer. Si je n’y arrive pas, je prends ma voiture à destination d’une petite baie paisible, non loin de nos locaux à Ain Sebaâ. ”
Amine ne retrouve sa liberté que de retour chez lui, vers 16h. Il se prépare à déjeuner et s’allonge en attendant le « meghreb », sa délivrance. Sortir avant ne l’intéresse pas. Ce qui n’est pas le cas de son co-locataire. Tout juste après le déjeuner, (16h et demie), il ressort pour rejouer la comédie... « Encore mieux ! A l’heure du « ftour », il a envie de manger exactement comme ceux qui ont passé la journée à jeûn. Il veut sa « harira », ses « rghayef »... Une vraie plaie ce Salah »
Mais ce que Amine affectionne le plus durant le mois de Ramadan, c’est la nuit. « Ce qui est génial dans Ramadan, c’est que toutes les soirées sont des vendredi ou samedi soir. Hors ce mois, on doit être au lit à 23h afin d’être frais et dispos pour le lendemain. Mais pendant le mois de Ramadan, tout le monde reste éveillé jusqu’à 2 heures du matin. Tu peux même te permettre d’arriver en retard au boulot, et même si tu as les yeux pétés, personne ne te dira : t’as passé la nuit à faire la fête, toi ! »
C’est donc vers 20 heures qu’Amine retrouve ses amis autour de packs de bière et de bouteilles de vodka. L’approvisionnement en alcool ne pose pas de problèmes puisque chacun constitue son stock bien avant Ramadan. « Avant, on tombait souvent en panne, mais avec le temps, on a fini par trouver les bonnes doses. On est quatre amis, chacun de nous stocke 4 bouteilles de Gin, 4 bouteilles de Vodka et cinq grands cartons de bière et le tour est joué. Il nous en reste même après Ramadan »
La tolérance comme perspective ?
Le regard des gens, Amine a appris à le surmonter. Il ne va pas jusqu’au point de les défier. Il sait que la loi n’est pas en sa faveur. Il sait aussi qu’il risque gros en s’affichant en public, une clope ou un sandwich au bec...
Son vœu ? Que chacun vive sa vie tant qu’il respecte celle des autres : « Il n y’a aucune raison pour imposer aux gens de jeûner. Chacun doit vivre sa vie comme il la sent. »
* « guerrab » : vendeur d’alcool au noir

La Gazette du maroc

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