Abbas, jusqu’à quand ?

29 mai 2008 - 12h39 - Maroc - Ecrit par : L.A

« Abbas est fatigué… » se désole un R’bati devant la une des quotidiens titrant sur les difficultés du Premier ministre à calmer la colère des fonctionnaires, qui multiplient manifestations et menaces de grève. Six mois après son entrée en fonctions, Abbas El Fassi est devenu le bouc émissaire idéal, endossant la responsabilité de l’inefficacité d’un gouvernement bien démuni face à l’augmentation des prix. Rien n’est épargné au leader du parti de l’Istiqlal, qui a remporté les législatives de septembre 2007.

Après avoir exhumé l’affaire Al-Najat, qui a terni son passage à la tête du ministère de l’Emploi, les médias n’en finissent plus de faire son procès en incompétence et de souligner son peu d’emprise sur l’exécutif. L’opposition, rappelant son malaise lors de la visite du président russe, Vladimir Poutine, en septembre 2006, est même allée jusqu’à demander la publication du bilan de santé d’un homme que l’on dit très affaibli physiquement et excédé par la moindre contrariété. Mais les coups les plus bas viennent, paradoxalement, de son propre camp, qui relève sa soumission revendiquée au Palais - « J’appliquerai à la lettre les directives royales », s’est empressé d’affirmer Abbas, sitôt intronisé - et s’inquiète de sa volonté de faire modifier les statuts de son parti pour briguer un nouveau mandat de secrétaire général. « Il faut que l’on en finisse vite avec Abbas, ou l’on court droit à la débâcle aux municipales de 2009 et aux législatives de 2012 », confie un jeune istiqlalien qui appelle à « un renouvellement générationnel au sein du parti ».

El Fassi a accédé au pouvoir en octobre dernier dans un contexte difficile. Sa légitimité est d’emblée contestée par les rumeurs concernant l’appui providentiel dont il aurait bénéficié pour remporter à l’arraché le siège de député de Larache. Les islamistes du Parti pour la justice et le développement (PJD), déçus de ne pas avoir enregistré le raz-de-marée annoncé et d’être arrivés deuxièmes en nombre de sièges, lui promettent une législature « combative ». Les membres de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), sonnés par la défaite et en pleine crise d’identité, acceptent d’entrer au gouvernement, mais ne font rien pour lui faciliter la tâche, prônant même un soutien critique. « Les socialistes donnent parfois l’impression de ramer à contre-courant en laissant monter au créneau des syndicats très proches ou en publiant dans leurs journaux des articles très critiques. Abbas récolte ce qu’il a semé. Nommé ministre de l’Emploi et de la Formation dans le gouvernement d’Abderrahmane Youssoufi en 1998, il n’a jamais cessé de jouer double jeu en espérant faire chuter le Premier ministre pour prendre sa place », reconnaît un ministre de gauche (ce qui en dit long sur le degré de solidarité gouvernementale).

La contestation, qu’elle soit interne au gouvernement ou bien extérieure, ne manque en tout cas pas d’arguments. L’envolée des cours du pétrole et des produits alimentaires « plombe » le pouvoir d’achat des populations démunies, d’autant que l’année agricole n’a pas été bonne, en raison de la faiblesse des précipitations. Les campagnes ont perdu plus de 70.000 emplois, et les manifestations contre la vie chère, comme à Sefrou, en septembre dernier, dégénèrent souvent. Le Premier ministre a bien tenté d’éteindre l’incendie en augmentant les subventions pour soutenir les prix (37 milliards de DH), en proposant une revalorisation des allocations familiales et des retraites et en promettant de 10 % à 18 % de hausse des salaires - quitte à laisser se creuser les déficits publics. Mais il n’est pas parvenu à ramener la paix sociale, alors que les syndicats menacent de multiplier les grèves d’ici à la fin de mai.

Dans sa tour d’ivoire

Peu respecté, contesté, humilié, le Premier ministre a tendance à s’enfermer dans sa tour d’ivoire. « Je n’ai bénéficié d’aucun état de grâce », expliquait-il dernièrement lors d’une de ses rares sorties devant la presse. Abbas encaisse les coups sans chercher à se défendre. Au risque de mettre dans l’embarras son attachée de presse et le ministre de la Communication, Khalid Naciri, qui renvoient systématiquement leurs interlocuteurs à Nizar Baraka, gendre du chef du gouvernement et ministre délégué chargé des Affaires économiques et générales. « Ces attaques ne sont pas récentes. Elles n’ont pas empêché Abbas de faire de l’Istiqlal la première force politique du pays et de bénéficier de la confiance de Sa Majesté », répond le petit-fils d’Allal El Fassi, qui baigne lui aussi dans la politique depuis son plus jeune âge.

Si Abbas mise sur la continuité et loue le travail de son prédécesseur, espérant bénéficier de la notoriété de celui-ci, tout semble l’opposer à Driss Jettou. L’ancien Premier ministre entamait ses journées à 6 h 30, enchaînait les rendez-vous, multipliait les réunions et les voyages à l’étranger. Abbas a un agenda allégé le matin, se déplace moins, délègue au maximum et n’affiche pas la même énergie pour vendre le « Maroc en mouvement ». Autant les patrons du royaume louaient les capacités de manager, la maîtrise des dossiers économiques et sociaux, l’intégrité, le pragmatisme et le sens du dévouement du premier, autant ils déplorent l’inertie, le manque de charisme et l’absence de vision du second.

Pour pallier son handicap, Abbas s’appuie sur son beau-fils, qui assure la coordination gouvernementale, fait office de directeur de cabinet et gère les relations avec le parti. Mais Baraka ploie sous la tâche, et nombre de ministres semblent fonctionner en autogestion. Le Palais a la haute main sur les portefeuilles de souveraineté (Intérieur, Affaires étrangères, Justice). Des ministres aguerris - Salaheddine Mezouar aux Finances, Karim Ghellab aux Transports, Ahmed Toufiq Hejira à l’Habitat - et des quadras à la tête bien faite - Ahmed Chami au Commerce et à l’Industrie, Aziz Akhennouch à l’Agriculture - sont chargés des grands dossiers, en coordination avec le cabinet royal - notamment Meziane Belfqih et Mohamed Moatassim, conseillers royaux -, que l’on dit de plus en plus présent dans la conduite des opérations. Et le roi Mohammed VI s’implique d’ailleurs personnellement sur les dossiers traités d’habitude par le Premier ministre. Ainsi a-t-il présidé, le 15 avril, une séance de travail sur la question énergétique et donné des instructions pour la mise en œuvre d’un plan d’action visant à répondre aux besoins croissants du pays.

Pour Nizar Baraka, Abbas joue pleinement sa partition de chef de gouvernement en appliquant « la feuille de route issue des programmes des différents partis composant la majorité, et qui a reçu l’aval du Palais ». Abbas a dévoilé les grandes lignes de son action lors de sa déclaration de politique générale, en octobre 2007. Tout en inscrivant son action dans la continuité, il a invité les ministres à repenser les différentes politiques sectorielles sous un angle régional, avec pour objectif de faire de chacune d’entre elles un pôle de compétitivité (agriculture, tourisme, industrie…). Pour ce faire, le gouvernement met en avant des contrats-programmes, signés entre l’État et les régions, pour répondre aux attentes des collectivités locales. Abbas a également promis de créer 250 000 emplois par an, soit 100.000 de plus qu’en 2007, et d’améliorer la justice, l’éducation et la santé. Autre volonté affichée : celle de mettre en place une agence de lutte contre la corruption. Le chef du gouvernement souhaite que les ministres donnent l’exemple en déclarant leur patrimoine.

Tâches de représentation

Plus discrètement, Abbas a tenté d’élargir les prérogatives de son ministre de l’Habitat et de l’Urbanisme en lui confiant par décret la tutelle des grandes agences du royaume (Oriental, Sud, Nord) chargées des projets de développement. Dans un communiqué aussi laconique que cinglant, le cabinet royal a annulé cette décision, rouvrant le débat sur les prérogatives du chef du gouvernement. Un peu plus tôt, le Premier ministre s’était déjà vu retirer la Direction des investissements extérieurs (DIE), passée sous la tutelle du ministère du Commerce et de l’Industrie et désormais pilotée par le socialiste Ahmed Chami. Pour beaucoup, on est en train de vider la primature de sa substance en reléguant son locataire à des tâches de représentation… si tant est qu’on veuille bien le rencontrer. Nicolas Sarkozy, le président français, a annulé à la dernière minute son tête-à-tête avec le Premier ministre en octobre dernier, sans que l’intéressé ne s’en offusque.

Rarement un chef de gouvernement marocain est apparu aussi rapidement affaibli. Les observateurs parient déjà sur la date de son départ. Avant les municipales de juin 2009 ? Après le scrutin ? Tant qu’il bénéficiera du soutien du Palais, le Premier ministre ne risque a priori pas grand-chose. Toutefois, si le mécontentement populaire venait à s’aggraver, le pouvoir se verrait dans l’obligation de le lâcher avant la fin de son mandat.

Répondant aux demandes pressantes des partis soucieux de l’application des principes démocratiques, le roi n’aurait désigné Abbas El Fassi que pour mieux préparer sa succession. Une succession apparemment promise à Fouad Ali El Himma, ami de Sa Majesté, qui a lancé le Mouvement pour tous les démocrates (MTD) en janvier 2008, ralliant à lui plusieurs ministres et grands patrons du royaume. Son rassemblement, qui préfigure la création d’un parti, s’est assigné pour mission de regrouper les forces de progrès pour barrer la route aux partis islamistes. D’aucuns prévoient déjà qu’aux législatives de 2012 le MTD deviendra la principale force politique du pays. En formant une coalition qui regrouperait les socialistes et les « partis du Palais », le député des R’hamna pourrait alors hériter du poste de chef du gouvernement. Mais El Himma, déjà à la tête d’un groupe d’une cinquantaine de députés, peut à tout moment renverser l’actuel gouvernement en s’alliant à l’opposition pour déposer une motion de censure. Avec la bénédiction du roi…

Source : Jeune Afrique

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