ça y est, la date est fixée. La quasi-totalité des associations d’immigrés en Europe (d’obédience de gauche), réunies dans une agora baptisée Al Monadara, se retrouveront du 30 octobre au 1° novembre 2006 à Rabat. Depuis l’appel lancé le 25 juin à Madrid, pour que le roi
et son gouvernement accordent leurs violons au sujet de leur représentation électorale, un pas est franchi. “Traditionnellement, explique Brahim Ouchelh (ex-USFP, vivant en France), les autorités demandent aux gens de la diaspora plus de marques d’allégeance qu’à leurs concitoyens au Maroc”. Aujourd’hui, des militants de longue date, nourris d’un environnement démocratique et connaissant très bien les problèmes de leur communauté, décident de ne plus se comporter en “Marocains de seconde zone” et donnent de la voix.
Evidemment, le rêve de se réunir en grand-messe au Maroc pour parler de leurs droits et de leur statut politique est caressé depuis 1998 mais il a fallu que le roi Mohammed VI leur promette, dans son discours du 6 novembre 2005, des sièges au Parlement, un double rôle d’électeurs et d’éligibles, et un conseil supérieur dédié à leur cause pour que la dynamique (et la polémique avec) s’enclenche. Il a fallu aussi que l’IER s’en mêle et demande, dans ses recommandations, “une large concertation entre associations, acteurs de la communauté et gouvernement” pour que la machine démarre. Huit mois plus tard, la montagne accouche d’une souris. “La participation aux législatives est suspendue, la course au Conseil supérieur de l’émigration provoque la renaissance d’amicales que l’on croyait enterrées et le Palais nous écoute d’une oreille distraite”, proteste l’un des dirigeants d’Al Monadara. Comment en est-on arrivé là ?
Trop de promesses, trop d’attentes
Au commencement, il y a eu cette phrase du roi : “conférer aux Marocains résidant à l’étranger la possibilité de se faire dûment représenter à la chambre des représentants”. Tout le monde s’est focalisé là-dessus. Un mois plus tard, plusieurs associations ayant pignon sur rue dans les différents pays d’Europe se donnent rendez-vous à Amsterdam. L’embryon d’Al Monadara y voit le jour. En parallèle, un mystérieux Congrès de Marocains résidant à l’étranger sort de l’ombre, avec des moyens colossaux. Des partis politiques (Istiqlal, RNI, PND, UC) se ruent vers des villes-clés où ils ont des semblants de relais. “Cela ressemble alors à du braconnage politique”, note ironiquement Driss Ajbali, chargé du dossier au CCDH (Conseil consultatif des droits de l’homme). Mis à part le PPS en Italie, le PJD en Espagne et l’USFP en France, les autres partis redonnent vie à une vieille tradition de zerdas (festins pré-électoraux).
Mais rapidement, la réalité les rappelle à l’ordre. L’Allemagne et les Pays-Bas refusent que des citoyens de deuxième et troisième génération d’origine marocaine aient une double allégeance. Même Mohamed Elyazghi, dont le parti garde des antennes en Europe (pour la forme) s’est rallié à cet argument, manière de soutenir sa “ministre”, chargée du dossier de l’émigration, Nezha Chekrouni. Au ministère de l’Intérieur, les complications techniques d’un scrutin pour 3,2 millions de Marocains en diaspora deviennent, soudain, perceptibles. “Les autorités marocaines ont traité l’affaire, comme à leur habitude, dans le désordre, note l’un des fondateurs d’Al Monadara, Abdellah Zniber. Le discours du roi n’a pas été précédé par une étude du ministère de l’Intérieur sur place. Celui-ci a réagi, après coup”. Ce cafouillage crée un sentiment diffus, que traduit spontanément l’un des militants émigrés ainsi : “C’est la hogra. Ils ne veulent pas de nos voix. Ils ne cherchent que nos devises”.
Les membres du réseau les plus tatillons sur les principes démocratiques s’en donnent à cœur joie, rejetant le prétexte des difficultés techniques et enjoignant le roi à tenir parole. Ce dernier devrait, selon plusieurs sources, se prononcer là-dessus, dans son discours protocolaire du 30 juillet. Mais d’ores et déjà, ses plus proches conseillers affûtent leurs arguments : “Relisez le discours du 6 novembre. Le roi a été prudent, précisant que la participation aux législatives se fera de façon appropriée, réaliste et rationnelle”. En gros, explique Driss Ajbali, “le roi a donné une feuille de route mais pas de timing”. Au sein d’Al Monadara, les avis sur 2007 divergent. Ils vont des “ultras” qui se considèrent floués, aux plus réalistes qui estiment “les partis pas suffisamment implantés pour se lancer dans une opération d’envergure”.
Spectre des islamistes et attrait du Palais
Mais s’ajoute à cela le spectre des islamistes. Au ministère de l’Intérieur, le danger est minimisé, d’autant que les sièges en jeu au Parlement (si les émigrés devaient y prendre part) ne dépasseraient pas dix. “Ce n’est pas cela qui risque de nous perturber”, commente un haut responsable. Certes, le PJD aurait pu compter sur une population acquise d’emblée, via les mosquées, le réseau d’Al Adl en Europe ou encore des réseaux construits autour de prédicateurs stars comme Tariq Ramadan. Mais si des émigrés politisés le déduisent allègrement, au sein de l’Etat, personne n’ose avancer cet argument. “Ils savent qu’en France, par exemple, leur soutien à des islamistes marocains, au nom de la guerre contre l’Algérie, peut se retourner contre eux”, commente un observateur avisé. Résultat, ils s’en tiennent aux raisons techniques (découpage, mode de scrutin) pour justifier la suspension du suffrage de 2007 hors frontières.
L’enjeu donc se réduit à l’accès et aux prérogatives du Conseil royal, aujourd’hui en gestation. Là aussi, il est question d’élections, ainsi que de cooptations. Le pré-dahir, mis en circulation pour recueillir plusieurs avis, devient rapidement le point nodal des discussions au sein d’Al Monadara (lire TelQuel, n°231). Les rencontres entre composantes européennes se suivent, alors, à Paris, Bruxelles, Madrid et prochainement à Amsterdam. Au-delà des prérogatives et de la composition du Conseil royal, les émigrés se trouvent pris en tenaille entre les ambitions (légitimes) de certains et l’irrédentisme de membres résolument anti-makhzen. “Lorsque nous avons été reçus par Zoulikha Nasri, raconte Abdou Menebhi (fondateur d’Al Monadara, militant aux Pays-Bas), nous avons ressenti une forme d’arrogance. Elle nous a fait savoir que nous devions revoir nos exigences démocratiques à la baisse. D’autant que parmi les émigrés, ceux qui résident en Arabie Saoudite, sont loin du compte”.
“Ce n’est pas parce que d’autres Marocains vivent dans des systèmes anti-démocratiques que nous allons accepter de tirer vers le bas”, proteste l’un des dirigeants d’Al Monadara. Qu’est-ce qui gêne ces militants venus d’ailleurs dans la démarche du Maroc officiel ? “Le fait de mettre le suffrage universel et la nomination royale sur un pied d’égalité mais aussi le fait de voir des personnes autoproclamées porte- parole du mouvement entrer en contact avec les représentants du Palais pour gagner des galons”, note-t-on, faisant allusion à Driss El Yazami et Kamal Bouderqa, supposés candidats à la présidence. Toutes ces discordes, qui rappellent bizarrement les tensions précédant la naissance de l’IER, seront mises à plat, fin octobre à Rabat. Et si le roi en venait à dire la messe, le 30 juillet ? Le sujet ne serait pas clos pour autant. Le débat est à peine lancé.
Genèse. Étapes d’Al Monadara
• Décembre 2005 : Première réunion d’ONG marocaines d’Europe à Amsterdam pour booster la participation politique.
• Janvier 2006 : Un appel est lancé à partir de Paris pour élargir le collectif à d’autres ONG et devenir plus représentatif. Plus tard, contact est pris au Maroc pour faire du lobbying auprès des partis, des ONG et de l’Etat.
• Avril 2006 : Un comité marocain d’appui à Al Monadara voit le jour. Et des partis politiques se joignent au collectif lors d’une réunion à Bruxelles.
• Juin 2006. Un appel est lancé à partir de Madrid pour protester contre la suspension de la participation des émigrés aux législatives de 2007 et pour demander à ce que le conseil supérieur soit “moins makhzénien”.
Driss Ksikes - Tel Quel