« Comment sortir du monde ? » C’est le titre du tout premier roman du Franco-marocain Marouane Bakhti, paru aux Nouvelles Éditions du réveil en mars 2023. Il y raconte la vie, telle qu’elle vient, dans une famille biculturelle. Un récit éblouissant.
Dans un environnement de plus en plus compétitif, beaucoup de jeunes issus de l’immigration, sans diplôme et sans qualification, sont frappés par le chômage. Mais, même ceux hautement qualifiés ne trouvent pas de place sur le marché de l’emploi.
En cause : une discrimination « sournoise », qui ne dit pas son nom, reconnaît Eric Tomas, président du parlement de la région de Bruxelles et ancien ministre de l’Emploi.
L’Economiste : A votre avis, dans quelle mesure la communauté marocaine a réussi son intégration dans la société belge ?
• Eric Tomas : Globalement, je pense qu’elle s’est bien intégrée. Mais, depuis des années, nous vivons une période de récession et de stagnation économiques et une partie importante de cette population se retrouve sans emploi. C’est la population la plus fragilisée, la moins qualifiée, qui est la plus touchée. C’est le cas notamment des jeunes qui décrochent du système éducatif. Sans diplôme et sans qualification, ils ont beaucoup de difficultés à trouver un emploi. Ce problème commence à être lourd surtout dans les grandes villes, comme Bruxelles, où il n’y a plus que des emplois qualifiés.
Les taux de chômage parmi ces jeunes sont donc alarmants
• Oui, mais je ne peux pas avancer de chiffres. Nous n’avons pas des statistiques ethniques. Mais le tableau n’est pas si noir puisqu’on retrouve des employés d’origine étrangère dans la fonction publique et dans le privé. Certains ont monté leurs propres projets. L’emploi est l’un des axes prioritaires de la région bruxelloise. Nous sommes dans une région très paradoxale. C’est la région la plus riche du pays, qui génère le plus grand PIB et qui a le taux d’emploi le plus élevé. Mais aussi de forts taux de chômage : 60.000 sans-emploi pour une population de 1 million d’habitants, alors que la région compte 660.000 emplois. Sur ces derniers, seuls 300.000 sont occupés par des personnes de la région. Le reste, par des travailleurs venus de la Flandre et de la Wallonie. Si la proportion était inversée, la région n’aurait carrément pas de chômage. Cette situation paradoxale résulte d’un manque de profils qualifiés. A Bruxelles, contrairement à la Wallonie et la Flandre, nous avons une structure de l’emploi dominée par le tertiaire donc plus pointue et nécessitant de fortes compétences. Nous sommes la région centrale du pays. La maîtrise des langues (français, néerlandais et anglais) par exemple est indispensable. Le gouvernement essaie aujourd’hui de rectifier le tir en requalifiant les compétences locales.
Pourquoi ce sont surtout les jeunes issus de l’immigration qui décrochent du système éducatif ?
• Ce phénomène n’est pas encore bien analysé. Est-ce notre système d’enseignement qui n’accorde pas suffisamment d’attention aux élèves issus d’environnement familial défavorisé ? Ou bien, ce sont les élèves et les parents qui ont tendance à démissionner rapidement ? Nous n’avons pas encore la réponse. Et pourtant, c’est un phénomène qui ne date pas d’hier. Nous l’observons depuis les années 80. Nous nous rendons compte aujourd’hui que des pans entiers du système éducatif doivent être repensés. C’est d’ailleurs notre grande priorité. Mais pour cela, une mobilisation générale de toutes les parties prenantes, éducateurs, parents, élus..., s’impose. Pour commencer, il faut penser à un renforcement du corps encadrant dans les écoles des quartiers défavorisés où sévit le chômage et où les parents ont un niveau de scolarité bas. J’ai eu, pendant 11 ans, des fonctions ministérielles et j’ai alors géré des écoles techniques et professionnelles avec une population turbulente dont beaucoup d’enfants de la 2e et 3e générations d’immigrés. Il s’agit de bonnes écoles et non pas des écoles de relégation. J’ai fait en sorte qu’il y ait dans l’encadrement des équipes pédagogiques avec lesquelles les élèves puissent avoir un contact plus facile. C’est-à-dire, des professeurs, éducateurs et encadrants issus de la même population. Cela a donné d’excellents résultats.
Mais pourquoi les jeunes issus de l’immigration sont-ils plutôt orientés vers les filières professionnelles...
• Nous avons un système très libre qui ne catégorise pas les jeunes dans des filières plutôt que d’autres. Mais s’ils n’ont pas le niveau requis pour poursuivre des études intellectuelles, nous pouvons leur conseiller des études techniques, sans les y obliger. Nous n’avons pas non plus de quotas dans nos facultés ou écoles. Chacun est libre de chercher sa propre voie. Mais il est vrai que nous relevons un certain désintérêt par rapport aux filières techniques et professionnelles. Un désintérêt généré par le système lui-même. Nous sommes dans un pays où tout ce qui est à connotation intellectuelle, travail de bureau... est plus valorisé. Et alors que nous manquons de techniciens, mécaniciens, plombiers, électriciens, ... et que les écoles pour en former existent, les jeunes boudent ces métiers. Ils préfèrent les métiers faciles qui ne requièrent pas de qualification. Même avec près de 13% de la population au chômage, nous sommes obligés d’aller chercher une main-d’œuvre extérieure, essentiellement de l’Europe de l’Est. C’est paradoxal, mais c’est le cas dans tous les pays de l’Europe. Ce problème d’adéquation entre la formation et l’emploi est extrêmement difficile à résoudre.
La fonction publique reste difficile d’accès pour les candidats issus de l’immigration
• Pendant un certain temps, c’est vrai, il était difficile d’y accéder puisqu’il fallait avoir la nationalité belge. Les choses ont quelque peu évolué aujourd’hui. L’accès à la fonction publique a été ouvert aux candidats ayant des diplômes belges même s’ils n’ont pas la nationalité. La discrimination à l’embauche touche même les personnes établies depuis longtemps en Belgique. A Bruxelles, elle concerne des personnes d’origine marocaine ou turque, mais plus encore la population d’origine subsaharienne, parfois en dépit de leur qualification. C’est flagrant dans le secteur des services. Un employé de banque peut être d’origine marocaine ou turque mais rarement subsaharienne. La discrimination à l’embauche est plutôt sournoise. A compétence et à qualification égales, un Belge d’origine étrangère est évincé sur la base du CV et donc du nom. C’est un thème sur lequel j’ai beaucoup travaillé quand j’étais ministre de l’Emploi, et nous avons réalisé des avancées significatives. Mais c’est un problème plus profond, puisqu’à l’intérieur même de la communauté d’origine étrangère, il y a de la discrimination. Un commerçant d’origine étrangère rechigne parfois à embaucher un concitoyen. On est toujours l’étranger de quelqu’un d’autre.
Dans les prisons belges, une forte proportion des détenus sont des jeunes d’origine marocaine. Comment expliquez-vous cela ?
• Il semble que beaucoup y sont pour des affaires liées au trafic de drogue. Des jeunes et moins jeunes, souvent au chômage, sont tombés dans la petite délinquance. Devenus accros de drogue, ils sont passés à la criminalité. Non pas la grande criminalité, plutôt des petits cambriolages. Mais une fois que l’on se retrouve dans cet engrenage, il devient difficile d’en sortir.
« Le modèle belge n’existe pas ! »
Il n’y a pas de modèle belge. Pas non plus de moule unique dans lequel il faut se fondre. Il n’y a qu’à voir les Belges francophones et les Flamands que de grandes différences opposent. Pour Eric Tomas, président du parlement de la région de Bruxelles, l’intégration n’est pas une assimilation à la manière de ce qui s’est fait aux Etats-Unis où des vagues d’immigration, venues de toutes parts, se sont fondues dans un même modèle. « En apparence du moins, puisque des pans entiers de la population américaine recherchent aujourd’hui à avoir des racines et une identité », précise-t-il. Pour lui, l’intégration au vrai sens du terme est d’être dans un système, économique, social ou politique, tout en gardant ses propres aspirations et racines qu’elles soient idéologiques, culturelles ou religieuses. Aux yeux du parlementaire, les Marocains ont réussi à s’inscrire dans ce schéma. « Il n’y a qu’à voir ces jeunes issus de l’immigration qui ont pris d’assaut les structures politiques. Au parlement de Bruxelles, ils constituent la moitié des députés. Sur les 26 de la région de Bruxelles, 13 sont d’origine marocaine.
Khadija EL HASSANI - L’Economiste
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