La caution : Oujda sur seine

19 décembre 2005 - 08h45 - France - Ecrit par : Bladi.net

Les banlieues françaises expriment leur colère dans la violence. Les deux frangins rappeurs de la Caution (et originaires de l’Oriental), eux, utilisent la musique pour se faire entendre et boivent du thé à le menthe pour tenir bon.

Ciel gris d’hiver. RER E jusqu’à Noisy-le-sec, en banlieue parisienne. C’est dans ce bout du 93 (département de la Seine-saint-Denis) qu’ont grandi Nikkfurie et Hi-Tekk, sur leur carte d’identité française, Ahmed 28 ans et Mohamed 30 ans. Tous deux fils d’un ouvrier arrivé d’Oujda dans les années 70. A la maison, ils sont éduqués dans la tradition marocaine. Ils boivent du thé à la menthe en écoutant Nass El Ghiwane.

La porte passée, ils traînent leurs baskets entre les immeubles, sur les terrains vagues où ils jouent au foot et supportent madame Nicole “instit qui pense qu’un Mouloud n’est pas fait pour l’école”. Persévérants, ils s’accrochent pourtant aux bancs de la classe. Baccalauréat, puis licence économie pour Nikkfurie, école de graphisme pour Hi-Tekk. Et surtout ils chantent, pas seulement pendant l’été, jusqu’à en faire leur métier.

Aujourd’hui, les deux rappeurs de la Caution ont fait leur place dans un monde musical sans pitié. Leur deuxième album -produit sous leur label indépendant Kerozen- est depuis un mois dans les bacs français. Dans ce double opus intitulé Peines de Maures et Arc-en-ciel pour daltoniens, la Caution alterne prises de position, délires verbaux et expériences sonores. Leurs textes à l’écriture pertinente, poétique et urbaine, ainsi que leur musique, plutôt complexe, ne plaisent pas qu’aux passionnés de rap et de hip-hop. “Au début on avait une image ambiguë : deux arabes qui font de la musique un peu pointue, ça paraissait bizarre. ça nous a donné de la force”, confie Nikkfurie. Le nom de la Caution circule à présent dans certains milieux branchés du Paris intra-muros. On a même pu le lire au générique de Ocean’s 12. Le réalisateur Steven Soderbergh a absolument tenu à mettre la version instrumentale du titre “Thé à la menthe” à la BO de son film à l’impressionnante distribution (George Clooney, Brad Pitt, Julia Roberts...). Les deux rappeurs multiplient les rendez-vous dans la capitale, notamment avec la presse, et les tournées en France.

Mais ils vivent toujours à Noisy-le-sec dans le quartier de leur enfance, leur QG, où ils nous emmènent faire un tour, sur les lieux de leurs souvenirs et de leurs créations. Sous le ciel gris de l’hiver, emmitouflés dans leur parka, sans se la jouer, ils déambulent sur ces terres marginales d’où jaillissent les flots de leurs paroles, entre “chômage, voitures et nuits blanches” (titre d’une chanson). Des voitures y ont flambé le mois dernier, brûlées par une jeunesse exclue dont le désespoir a violemment explosé . “Pour pas se vénère”, les frères de la Caution disent, quant à eux, compter “sur les vertus du naanaa, le thé à la menthe”. Ils boivent donc celui de leur mère et crachent en rime et en rythme ce qu’ils ont à dire. Au détour d’une rue, on arrive dans une zone industrielle. Nikkfurie se souvient : “Tout a commencé ici à l’âge de 16-17 ans. Avec une bande de copains, on passait des instrumentaux de face B américains à fond sur l’autoradio d’une voiture et on rappait dessus. Par pur kif. Comme on fait du sport”.

Ahmed et Mohamed se prennent au jeu, cherchent les mots qui vont bien, peaufinent leur performance. Des groupes déjà célèbres (comme le groupe Assassin) les invitent sur leurs compilations ou pour faire la première partie de leurs concerts. Depuis la sortie de leur premier album en 2001, ils se sont imposés comme l’une des formations les plus atypiques du hip-hop français et ils font des émules. Assis sur un banc, une écharpe autour du cou pour protéger sa précieuse voix des attaques du froid, Nikkfurie analyse, son souffle sortant en fumée : “Le rap est trop souvent considéré comme juste un cri des populations des quartiers difficiles, au détriment de la musique. La Caution, c’est un gage de garantie pour faire de la musique de qualité. Si la musique est bien, on écoute ce que tu dis dessus...”. Il précise : “Bien sûr notre sensibilité est clairement marquée par notre vécu de jeunes banlieusards, fils d’ouvriers, musulmans. Nous exprimons notre manière de voir les choses, notre rapport à la société”.

Dans son dernier album, la Caution a aussi internationalisé ce vécu : “on parle de l’Irak, la Palestine, pas si loin de nous”. Les deux frères sautent du banc, bouclent la promenade. Ils passent au pied du HLM où ils ont leur piaule. Nikkefurie y bidouille des sons, entre les passages en studio. “Grâce à Dieu, on était des travailleurs, toujours sur le chemin du halal... et il y a beaucoup de gens comme nous dans les banlieues. Il n’y a pas que de la racaille !”.
“Thé à la menthe”, titre phare de leur dernier album empruntant à la musique arabe, fait un peu une synthèse de leur parcours rapologique :

On a eu la chance de ne jamais se prendre au sérieux, côtoyer le vice sans jamais faire le saut périlleux (...). On s’est retrouvé dans le rap contre toute réelle attente. La recette : sampler, stylo et thé à la menthe”.
Sur la pochette du CD s’affichent les mines graves des deux frères encore gamins, le même portrait que celui qui trône dans le salon de leur mère, juste un peu retouché sur photoshop. “Heureusement, nos parents n’écoutent pas vraiment notre musique. Si je dois dire une insulte, je le fais en français et pas en arabe. Et dans la rue, pas à la maison. Devant mes parents, j’aurais trop honte”, confie Nikkfurie. Les deux frangins pensent souvent au Maroc. “On est fièr de notre culture d’origine”, insiste Hi-Tekk. Nikkfurie continue : “Ici, on est presque français. Plein de gens nous voient avant tout comme des Marocains. Quand je rentre à Oujda, c’est le ressourcement. Je ne cherche pas à faire des trucs de touristes, juste à me poser en famille”. Mais les deux regrettent : “ça fait quelques années qu’on n’est pas retourné au bled. Niveau musique, on aimerait bien découvrir ce qui émerge en ce moment au Maroc”. Pourquoi pas donner un concert, par exemple sur la scène du Boulevard des jeunes musiciens ? “Mais attention, pas n’importe quelles chansons”. Certaines vont assurément plaire aux jeunes Marocains. Les moins “thé à la menthe” pourraient bien en revanche rester coincées en travers de certains gosiers.

Armandine Penna - Tel Quel

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