« Le temps de la manne financière des Marocains émigrés est révolu »

23 avril 2004 - 11h26 - Economie - Ecrit par :

Neuzha Chekrouni Ministre socialiste déléguée auprès des Affaires étrangères du Maroc, en charge de la communauté marocaine à l’étranger Dans le monde, la communauté marocaine représente près de trois millions de personnes. Soit 10 % de la population du Maroc. En Belgique, officiellement, elle est forte de 220.000 ressortissants. Officieusement, on parle du double.

Quel regard porte le Maroc sur ses « fils émigrés » qui ont longtemps eu le sentiment de n’être qu’« une manne financière » pour leur pays d’origine ?
Si par le passé, ce regard a pu être statique avec, il est vrai, ce côté « manne financière », aujourd’hui, il se veut évolutif. Quant à mon regard ? D’abord, j’aimerais souligner que la communauté marocaine de Belgique est l’une des mieux intégrées. C’est dû, entre autres, au pluralisme et à l’ouverture du système politique belge qui lui ont permis de vivre une citoyenneté participative à part entière. Surtout à partir de la deuxième génération. Parce que dans les années soixante, l’immigration était essentiellement celle d’une main d’œuvre peu ou pas qualifiée et très bon marché. Ce que recherchaient l’Europe et la Belgique. Aujourd’hui, la conscience internationale, l’évolution démocratique, celle de notre pays vers un état de droit, tout cela se reflète aussi dans notre rapport avec le citoyen marocain. Où qu’il soit. Il a des droits et des devoirs. Si par le passé, on a fait l’économie d’un débat franc à ce sujet, aujourd’hui, ce n’est plus possible. Et le quarantième anniversaire de la convention entre la Belgique et le Maroc doit donc être l’occasion d’un arrêt, d’un zoom sur le passé. Pour l’analyser avec la distance qu’il convient et en tirer les enseignements.

Le temps de la « manne financière » est donc révolu ?
Absolument ! Reste que beaucoup de Marocains en Belgique ont l’impression d’avoir au fil des années été abandonnés par le Maroc. Socialement, politiquement, humainement. Donner au pays mais ne rien recevoir en retour. Oui, c’est une part de vérité. Mais je rappelle que le Maroc, via la fondation Hassan II, a mis à disposition des Marocains de Belgique la possibilité d’accéder à leur langue et à leur culture d’origine grâce aux cours LCO (NDLR : langue et culture d’origine). Une manière de reconnaître leur marocanité et de leur permettre de garder des liens avec le pays. Il ne faut pas non plus oublier que beaucoup ont choisi d’envoyer de l’argent au Maroc. Parce qu’au départ, ils ne devaient être que « de passage » en Belgique. Or, ils sont restés. Il y a donc là une responsabilité partagée. Qui ne doit pas nous empêcher de constater les lacunes et d’essayer de les combler. C’est un challenge pour le Maroc.

La citoyenneté, pour les Marocains à l’étranger, c’est votre objectif ?
Oui. De même que pour les Marocains du Maroc. C’est un principe de base fondamentale.

Pour l’atteindre, qu’attendez-vous de vos concitoyens émigrés ?
Avant les concitoyens, le travail doit se faire entre les Etats belge et marocain pour que ces concitoyens puissent accéder à leurs droits mais également remplir leurs devoirs. Dans le respect des valeurs des deux pays.

Que proposez-vous ?
Face à un monde de plus en plus globalisant et globalisé, en accord avec les conventions internationales sur les minorités, il faut que les deux pays élaborent ensemble une stratégie pour que les Marocains à l’étranger puissent avoir accès à leur culture d’origine. Pour qu’ils ne se sentent pas étrangers dans le pays d’accueil.

Le fait qu’en Belgique de plus en plus de Marocains se naturalisent et que les enfants issus de l’immigration naissent aujourd’hui belges ne pose pas un problème ?
Pourquoi ? Cela ne leur enlève pas leur marocanité qui est comme un repère. Mais nous devons donc tout faire pour qu’ils préservent ce repère, c’est-à-dire leur identité culturelle.

Comment ?
Par l’accès à la culture mais également à l’enseignement de la langue arabe. Aussi parce que nos concitoyens peuvent nous transmettre sur la culture et les valeurs belges. A ce titre, les communautés migrantes sont de véritables vecteurs de rapprochements culturels et humains. Encore faut-il qu’on leur donne les possibilités de jouer ce rôle, par-delà les frontières, dans un espace euro-méditerranéen où les passerelles ne sont plus uniquement commerciales ou industrielles. C’est pourquoi, je me réjouis qu’un projet de centre culturel maroco-flamand démarre en Belgique. J’en profite pour lancer un appel à la Communauté française afin d’élaborer un projet similaire. Un espace de dialogue. Contre le repli identitaire. Un repli identitaire que l’on peut pourtant observer de plus en plus. Le voile, par exemple, est plus présent dans certaines rues de Bruxelles qu’à Rabat ! Quand on part vivre ailleurs, tout est une question de dosage.

Comment ne pas se dissoudre dans l’autre, préserver son identité ?
Comment ne pas trop empiéter sur le terrain de l’autre, donc le respecter ?
En même temps dialoguer avec lui, vivre ensemble. La réussite ou l’échec de l’intégration, dépend de ce dosage. En aucun cas, je ne peux soutenir le communautarisme fermé. Parce que je ne conçois pas que l’on puisse s’installer dans une société et y importer toutes ses habitudes sans faire de concessions. Il faut aller vers l’autre. Sans disparaître pour autant soi-même. En même temps, l’« autre » doit aller vers l’« étranger ». Et là, l’Europe devrait avoir le courage de revoir sa politique d’immigration. En tout cas celle qui a abouti au confinement des migrants dans des ghettos, celle qui les a maintenus en dehors de la société... Aujourd’hui, il faut accepter de se revoir. Dans la sérénité. Ouvrir de nouvelles perspectives pour concevoir l’immigration autrement. Je pense que ce sont les leçons à tirer du passé.

En faisant la part des choses entre les sphères publique et privée ?
Absolument. Nous partageons les mêmes valeurs, principes et idéaux de démocratie. Mais le choix de la formulation, des religions, ce sont des choses qui concernent la sphère privée. Quant aux politiques, ils doivent être à l’écoute des revendications des concitoyens. Il faut répondre à leurs attentes. Pour qu’ils trouvent des réponses et des raisons de s’ouvrir à la société d’accueil. Parce que le vide est toujours comblé. Si ce n’est pas par les démocrates, ce sera par d’autres. Puis, on s’étonnera que des mosquées de garage fleurissent... Il faut y travailler dans une transversalité entre la société civile, la communauté, les gouvernements respectifs et les élus.

C’est de cette manière que l’on parviendra à donner un avenir à la jeunesse issue de l’immigration, trop souvent associée à délinquance et criminalité ?
Oui ! D’autant que le futur est entre les mains de cette jeunesse. La jeunesse doit être le fondement de notre réflexion. Tout en l’impliquant dans nos actions. Dans ce sens, la récente réforme du code marocain de la famille (Moudawana), qui instaure l’égalité entre la femme et l’homme, en assurant une meilleure protection aux enfants, est un message pour cette jeunesse et pour la communauté marocaine à l’étranger. Evidemment ! C’est aussi l’image que l’on veut transmettre aujourd’hui de notre pays.

A propos d’image, que pensez-vous du droit de vote que la Belgique vient d’accorder aux étrangers non européens.
Cela participe de la même dynamique. Comme notre projet qui vise à permettre aux Marocains de Belgique d’élire des représentants en Belgique qui viendraient siéger ici au Maroc.

Ce projet ne risque-t-il pas d’être mal perçu ?
N’est-il pas dangereux, en effet, de permettre à des gens qui ne connaissent du Maroc que les vacances d’y devenir mandataires politiques ?
Non ! La marocanité n’a pas de frontières. Ils ont le droit de porter un regard sur leur pays. Ils risquent même, parce que confrontés à des cultures et des politiques différentes, d’apporter un regard neuf qu’on ne porterait ou qu’on n’oserait pas poser ici. Ce qui ne peut que renforcer la démocratie au Maroc.•

Propos recueillis à Rabat par ALAIN GÉRARD pour lesoir.be

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