Censure : L’affaire Youtube

10 juin 2007 - 08h56 - Maroc - Ecrit par : L.A

Maroc Telecom a-t-il bloqué l’accès à Youtube, le site d’hébergement de vidéos le plus populaire au monde ? Après Google Earth et certains sites indésirables, le Maroc aurait-il récidivé en matière de censure sur Internet ? Le point sur une polémique qui ne fait que démarrer.

Par Driss Bennani

Depuis mercredi soir, O.B. est sur un petit nuage. Le bloggeur casablancais vient de remporter une “victoire méritoire contre le méchant et puissant Maroc Telecom”, confie-t-il sur un ton triomphal. Comme d’autres internautes, celui qui se donne le sobriquet de Bouqal
s’est, lui aussi, mobilisé pendant plus de deux jours pour “protester contre la censure du site Youtube.com au Maroc”. Le site d’hébergement de vidéos, propriété du géant Google est l’un des plus populaires au monde. Au Maroc, ses adeptes se comptent par dizaines de milliers. Tous ou presque étaient dans l’incapacité d’y accéder depuis la soirée du dimanche 27 mai. Principal accusé : Maroc Telecom, qui aurait interdit à tous ses clients l’accès au site Internet, depuis que certaines vidéos, jugées subversives, y ont été publiées. De quel droit ? L’opérateur historique a-t-il agi de son propre chef ? Mystère. Toujours est-il qu’aujourd’hui, Youtube est de retour. Et chez Maroc Telecom, on se réfugie derrière… un hypothétique problème technique. “Il n’y a pas lieu de parler de censure, assure Najib El Amrani, attaché de presse de l’opérateur historique. Il s’agit d’une simple complication au niveau de l’accès au site. Elle a été résolue dès que possible”. Problème technique ? Bouqal et ses amis ont vraiment du mal à y croire. “C’est léger comme justification. Cela fait trop de coïncidences : le site est devenu inaccessible au lendemain de la mise en ligne de deux vidéos sur Mohammed VI (lire encadré), et l’accès a été rétabli au moment où la mobilisation commençait à atteindre des proportions importantes”, écrit un autre internaute sur son blog.

Cyber-mobilisation

“L’affaire Youtube” a en fait créé un précédent. “Pour la première fois, des internautes anonymes et des bloggeurs marocains se sont mobilisés pour défendre leur droit à un accès sans contrôle à toutes les ressources sur le Net”, explique Rachid Jankari, directeur du portail spécialisé dans les technologies de l’information, maroc-it.com. Tout a commencé le dimanche 27 mai, vers 20 heures. Des inconditionnels de Youtube découvrent avec stupéfaction que le service est inaccessible. “Au début, nous avons cru que c’était dû à un problème de connexion ou d’indisponibilité provisoire du site. Mais très vite, plusieurs internautes marocains se sont retrouvés sur les forums de discussions et ont pu constater que le problème ne concernait que le Maroc. Pire, seuls les clients de Maroc Telecom n’avaient pas accès à Youtube”, raconte Adil, un aficionado de longue date.

Puis, telle une traînée de poudre, l’information relatant une éventuelle interdiction officielle du site au Maroc fait le tour de plusieurs blogs et sites Internet marocains et étrangers. Des sites Internet entament même une grève illimitée pour protester contre l’interdiction. Une première ! C’est le cas de Larbi.org par exemple, l’un des blogs marocains les plus visités. Son auteur y écrit : “Tout porte à croire que les autorités marocaines ont décidé de censurer Youtube. Le Maroc rejoint ainsi le groupe très fermé des pays de sinistre réputation comme la Chine, l’Arabie Saoudite ou le Pakistan”. Ce n’est que le début d’une mobilisation exceptionnelle qui ne fléchira pas pendant plus de 48 heures.

Lundi matin, plusieurs quotidiens de la place font leurs unes sur “l’interdiction de Youtube”. Nabil Benabdallah, ministre de la communication, s’empresse d’affirmer à Al Massae que “son ministère n’est en aucun cas responsable de la limitation d’accès au site”. L’Agence nationale de réglementation des télécommunications nie également toute relation avec le sujet, alors qu’à Maroc Telecom, on observe le silence radio “jusqu’à nouvel ordre”. Dans la foulée, trois pétitions sont mises en ligne. Elles interpellent Maroc Telecom et son actionnaire de référence, le Français Vivendi, pour lever l’interdiction qui frappe le site Internet. En moins de 24 heures, les trois pétitions rassemblent plus de 1000 signatures, accompagnées de messages incendiaires adressés aux deux entreprises, Maroc Telecom et Vivendi.

Le Maroc, censeur récidiviste !

La polémique enfle. Surtout que le récent blocage d’accès à Youtube rappelle d’autre interdictions, passées sous silence. Il y eut d’abord Google Earth, programme révolutionnaire d’images par satellite accessibles au grand public. Plutôt que de demander au fournisseur du service de crypter certaines zones sensibles, comme les casernes militaires et les palais royaux, le Maroc a tout simplement choisi de bloquer l’accès à l’intégralité du service mis au point par les ingénieurs de Google. Sur la Toile, des communiqués évoquent des interdictions moins spectaculaires (et donc moins médiatisées), comme celle qui frappe encore la plateforme de blogs gratuits Livejournal.com. “Ce qui est encore plus grave, c’est le caractère sporadique et arbitraire de ces interdictions Internet, fait remarquer Rachid Jankari, qui poursuit, les sites d’Al Adl Wal Ihsane ont également été interdits pendant un moment, et l’accès à certains sites sahraouis est impossible par moments. Le problème, c’est que nous ne savons toujours pas qui prend la décision de suspendre l’accès à un site Internet et sur quelle base.

Mais ce qui est sûr, c’est que le Maroc, qui se présente à l’international comme une démocratie en marche, perd des points sur le terrain d’Internet”. En effet, dès lundi soir, un rapport (émanant d’un organe international) sur les pays ennemis d’Internet a brusquement fait surface sur la Toile. Et mauvaise surprise : le Maroc y figure en bonne place aux côtés de la Chine, l’Iran, la Corée ou le Yémen. Le lendemain, au siège social de Maroc Telecom à Rabat, une réunion rassemble tout le top management de l’entreprise. On y étudie la meilleure manière de rétablir l’accès à Youtube, et surtout de répondre aux accusations de censure. “Il a quand même fallu attendre deux jours pour prendre une telle décision”, fait noter un observateur. En attendant, Reporters sans frontières se saisit de l’affaire et exige des explications de Maroc Telecom. Localement, l’AMDH (Association marocaine des droits de l’homme) lui emboîte le pas. La mobilisation se poursuit sur Internet.

En milieu d’après-midi du 29 mai, les langues commencent à se délier à Maroc Telecom. “Nos ingénieurs ont été alertés par le service de presse. C’est un problème technique qui serait passé inaperçu s’il avait touché un site moins populaire”, explique un responsable. Finalement, l’accès au site est rétabli en fin d’après-midi. Les deux vidéos sur Mohammed VI y sont toujours. Selon Rachid Jankari, “ce n’est pas la première interdiction, mais c’est bien celle qui a révélé l’existence d’une opinion publique sur Internet qui n’accepte pas qu’on décide pour elle. Le Maroc se positionne aujourd’hui sur des projets comme l’offshoring et qui sont dépendants du marché d’Internet. Le pays ne peut donc plus se permettre d’arrêter arbitrairement un site Internet. En plus des dégâts au niveau de l’image, cela pourrait porter un coup fatal à toute une économie qui tourne autour du Net”. Le voeu de Jankari, comme celui de nombreux autres opérateurs dans les NTIC ? L’instauration d’une autorité de régulation, avec des objectifs et des lois de fonctionnement parfaitement clairs. Si un tel souhait se réalise, ce sera, paradoxalement, un peu grâce à “l’affaire Youtube”.

Clic : Les vidéos de la discorde

Immédiatement après la suspension d’accès à Youtube.com, deux vidéos ont fait le tour de la cyber-communauté marocaine. “Elles seraient à l’origine de l’interdiction du site”, explique un connaisseur. Les deux vidéos portent le même titre, “Mohammed VI, le voleur” (!), mais proposent un contenu diamétralement opposé. La première dénonce le train de vie de la famille royale et pointe du doigt certaines dépenses royales (jugées excessives) payées par le contribuable, le tout sur fond sonore aux relents islamistes, repris du prêche enflammé d’un prédicateur… égyptien, ciblant à l’origine Hosni Moubarak. Problème : tout cela n’a rien de nouveau, puisque la liste civile (le budget de la maison royale) n’est plus un tabou depuis quelques années déjà. La deuxième vidéo est l’œuvre de quelques infographistes amateurs. Elle montre une succession de photomontages de mauvaise qualité, montrant Mohammed VI et certains membres de la famille royale dans différentes postures peu flatteuses. Rien de bien méchant, en comparaison avec les photomontages dont sont victimes d’autres chefs d’Etat, comme Jacques Chirac ou George W. Bush. Depuis la remise en service de Youtube.com, les deux vidéos sont de nouveau accessibles. Personne ne devra s’étonner si dans les prochains jours, les internautes marocains font sauter le compteur du site d’hébergement de vidéos.

TelQuel - Driss Bennani

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