Le Fisc piste le bakchich

26 avril 2007 - 00h43 - Maroc - Ecrit par : L.A

Tous ces PME et dirigeants d’entreprises qui dénoncent les combines dans les appels d’offres publics et les marchés des collectivités locales viennent de trouver un allié de poids inattendu : l’OCDE. Dans sa croisade contre la banalisation de la corruption dans les marchés publics, l’organisation place désormais les administrations fiscales en première ligne.

Depuis son « quartier général » parisien, son Comité des affaires fiscales vient d’émettre un manuel destiné aux inspecteurs des impôts pour les aider à traquer et à identifier les « paiements suspects » lors des contrôles fiscaux. C’est donc une nouvelle mission- d’ordre moral- que se voient confier les agents du Fisc. Au cours d’une vérification, ils ne devraient plus se limiter à pister les écarts par rapport à la législation et des situations de fraude, mais traquer tout ce qui peut s’apparenter à un bakchich, avec l’obligation d’en informer les autorités judiciaires.

Ces diligences sont aussi applicables aux pays non membres, s’empressent de préciser les experts de l’OCDE. Le Maroc est concerné à plus d’un titre. Malgré des efforts de transparence, le dénouement des appels d’offres publics est presque systématiquement critiqué, certes, par des compétiteurs écartés, mais pas toujours parce qu’ils ont été de mauvais perdants. Il a donc tout intérêt à transposer ces recommandations dans sa doctrine, les pratiques de l’OCDE se transformant souvent en référentiel international.

Les fiscalistes de l’OCDE orientent les inspecteurs des impôts vers une diversité d’indices de fraude ou qui peuvent les conduire vers un soupçon de pot-de-vin.

L’issue de ce combat dépendra de la détermination politique des gouvernants. Dans certains pays, le Fisc est tenu de transmettre des renseignements à la police, aux services du parquet et aux tribunaux lorsque le pot-de-vin concerne une affaire dans laquelle il y a soupçon d’infraction fiscale, et dans d’autres, ce n’est pas encore possible juridiquement.

La partie ne sera pas facile, concèdent les spécialistes du Comité des affaires fiscales de l’OCDE, car la corruption est un des domaines où l’ingénierie s’est le plus développée ces dernières années. Elle emprunte souvent des montages sophistiqués. La « banale » enveloppe d’espèces remise à un agent de l’Etat relève presque de la préhistoire. En revanche, le recours aux sociétés écran est l’une des techniques les plus en vogue mais difficiles à traquer.

Aux vérificateurs du Fisc, l’OCDE suggère un panorama de méthodes empruntées par les pots-de-vin dans les contrats publics. Celles-ci ne sont pas exhaustives. Pour l’organisation, ce sont davantage des indices de fraude ou de versement de corruption et qui prennent souvent la forme d’une surestimation de charges prétendument déductibles.

Ce qui est sûr, c’est qu’il faudra un gros effort de formation aux agents des impôts car les techniques de dissimulation sont aujourd’hui d’une incroyable complexité. Tour d’horizon de ce qui doit leur mettre la puce à l’oreille :

• Emplois fictifs : L’examen approfondi des états salariaux peut permettre d’identifier des salariés fictifs. Un gonflement de la masse salariale peut cacher l’existence de pots-de-vin que l’entreprise verse sous forme de rémunération indue à un ou des fonctionnaires.

Première piste, s’intéresser à la traçabilité (parcours) du chèque. Si la société accorde une assurance retraite à ses salariés, scruter les documents relatifs aux départs (à la retraite) afin de s’assurer qu’ils ont été effectivement rayés de la liste.

Une société peut continuer d’émettre des chèques au profit d’un salarié qui n’est plus dans ses effectifs. Le vérificateur du Fisc doit alors procéder à une sélection des salariés par sondage et comparer les endossements sur plusieurs périodes de l’année. Qu’advient-il alors dans un environnement comme le Maroc où les transactions en liquide- malgré le verrou fiscal- sont encore monnaie courante ?

Les contrôleurs des impôts doivent enfin s’assurer que de la réalité des services rendus par les salariés déclarés. Le phénomène de « détachés » dans les partis politiques ou des associations rémunérés par l’entreprise, est une pratique courante.

• L’échange de fonds par l’intermédiaire d’une entreprise : C’est une technique qui repose sur le blanchiment. Une PME contrôlée par un fonctionnaire paie une forte somme d’argent à une firme indépendante en règlement de fausses factures au titre de prétendus honoraires de conseil. Celle-ci émet des chèques au profit de l’un de ses responsables qui les encaisse à l’aide d’un agent d’une banque. Les espèces sont alors retournées aux responsables de la PME dont le fameux fonctionnaire.

• Virement de fonds via une entité fictive : Très courante, la pratique consiste à ouvrir un compte bancaire sous un nom fictif, compte qui sert d’outil pour convertir des chèques en espèces. Les factures portent le faux nom de l’entreprise pour servir de preuve d’achats. Les chèques émis au profit de l’entreprise fictive sont déposés et les espèces retirées. Avec ou sans entreprise fictive, la tâche des inspecteurs des impôts sera très compliquée tant le marché des fausses factures prospère dans les grandes villes, notamment à Casablanca. Selon la rumeur, la commission de l’émetteur se situerait entre 5 et 10% du montant facial.

• Paiement indirect : C’est la plus sournoise des techniques en matière de corruption dans les marchés publics. Elle consiste à effectuer des paiements au profit d’un cabinet juridique pour des prestations « bidon ». Le fameux conseiller juridique intervient en tant que simple intermédiaire et reçoit des règlements pour des services juridiques « ostensiblement rendus ». Ces règlements sont ensuite versés sur son compte bancaire, lui-même se chargeant de reverser des décaissements à l’agent public, moyennant sans doute une « commission ». L’autre technique est de passer par de petites officines de relations publiques ou de publicité, voire des cabinets comptables. Le pot-de-vin peut prendre aussi la voie d’un soi-disant don à une association, qui, en réalité, est destiné à un fonctionnaire. La méthode consiste à formuler une demande de don pour une ONG par un agent de l’Etat qui se fait passer - avec une certaine complicité - pour un responsable de l’association.

• Surfacturation des prestations ou des biens : La différence entre la somme reçue et le prix « normal » est par la suite reversée à un intermédiaire après déduction du bénéfice de l’entreprise concernée. Toute la difficulté tient à l’identification de la personne intermédiaire qui n’apparaît évidemment jamais nulle part dans les livres comptables.

• Services professionnels : Les inspecteurs des impôts doivent accorder la plus grande vigilance aux pièces justificatives correspondant à ces prestations. Ils devront procéder à leur ventilation et vérifier leur exactitude. Toute variation inhabituelle doit susciter la curiosité de l’inspecteur du Fisc. Certaines de ces dépenses passées en charges peuvent en effet masquer des « enveloppes » versées à des agents de l’Administration. L’existence de volumes importants d’honoraires à des cabinets ou sociétés de conseil peut être un premier indice pour démasquer ce pot-de-vin, assurent les experts de l’OCDE.
Il y a également le cas plus difficile à détecter, celui de la prise en charge des frais de scolarité ou de séjour d’un enfant ou de membres de la famille du fonctionnaire à l’étranger.

• Frais de déplacement ou de représentation : Le Comité des affaires fiscales de l’OCDE invite les vérificateurs des impôts à décrypter particulièrement cette rubrique utilisée comme un fourre-tout. Des paiements illégaux peuvent être imputés dans les charges d’exploitation sous l’alibi de frais de voyage, mettent en garde les experts de l’OCDE.

Les voies des caisses noires

Au sens de l’OCDE, les caisses noires sont des comptes ou des groupes de comptes généralement mis en place par des mécanismes complexes qui échappent aux contrôles internes. Elles sont utilisées pour verser des commissions occultes, des pots-de-vin, des contributions politiques, couvrir des frais personnels des dirigeants et d’autres activités illégales.

Une des pratiques courantes pour les montages à l’étranger consiste pour la maison-mère de faire appel à une filiale implantée à l’étranger, un consultant étranger ou un compte ouvert dans une banque étrangère pour « blanchir » des fonds de façon à obtenir des espèces et les rapatrier au siège. Ces fonds alimentent ainsi une caisse noire servant à des versements de bakchich aux fonctionnaires étrangers à l’occasion des appels d’offres.

Les caisses noires peuvent également provenir des remises d’honoraires d’un conseil étranger. Celui-ci assure des prestations pour la société nationale, surfacture ses services et rétrocède à l’agent public étranger le différentiel.

Finie la déductibilité fiscale des pots-de-vin

Il y a dix ans encore, verser un pot-de-vin pour accroître ses chances dans un appel d’offres à l’export n’était pas considéré comme un délit. Mieux, ces « enveloppes » faisaient partie de charges « normales » d’exploitation et, donc, déductibles fiscalement biaisant in fine, la concurrence. Pour soutenir leurs « champions » à l’export, beaucoup de gouvernements si prompts à donner des leçons de bonne gouvernance, fermaient les yeux sur ces pratiques au nom du réalisme. Sous la pression des opinions publiques, la doctrine qui consistait à admettre des pots-de-vin dans les charges déductibles fiscalement a été abandonnée.

Par ailleurs, les groupes sont aujourd’hui placés sous haute surveillance. Au moindre soupçon, leur management peut être inquiété par la justice. L’arme fatale des Etats est le fameux article 26 du modèle des conventions fiscales internationaes qui traite de l’échange d’informations et à l’assistance mutuelle.

Entendu le mois dernier durant de longues heures par les « incorruptibles » de la Brigade financière du tribunal de grande instance de Paris, le directeur général de Total, Christophe de Margerie, est une des « victimes » de la croisade que mène l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économique) contre la corruption dans les appels d’offres sur les marchés extérieurs. Le manager du groupe pétrolier était soupçonné par les juges d’avoir versé un bakchich aux fonctionnaires iraniens à l’occasion d’un appel d’offres portant sur l’exploitation d’un site gazier.

Quelques techniques d’investigation

Les tests analytiques à travers une analyse des postes du bilan afin de mettre en évidence les rubriques importantes, inhabituelles, voire douteuses. Ces tests sont en fait des rapprochements (sectoriels) et des mises en relation dont le but est d’isoler les postes ou les opérations qui feront l’objet d’un examen approfondi. Selon les conclusions qu’il aura tirées de ces comparaisons, l’inspecteur des impôts peut décider de poursuivre ou non son enquête.

Le Fisc peut utilement recourir aux enquêtes sous forme d’entretiens avec le contribuable, voire avec des tiers indépendants. Les renseignements recueillis serviront à confirmer ou à infirmer l’exactitude des données fournies par le contribuable. Pour ces entretiens, les interlocuteurs de l’inspecteur doivent être des personnes qui connaissent les rouages financiers de l’entreprise, les antécédents de la personne (physique ou morale) contrôlée. Au sens du manuel de l’OCDE, il s’agit du directeur général, du responsable des opérations internationales (il est censé être au fait des marchés à l’export), du responsable chargé des opérations avec l’administration, des administrateurs n’ayant pas de fonction opérationnelle ou de toute autre personne que le vérificateur jugera utile.

Le contrôle sur documentation est un passage obligé, même si, par nature, un pot-de-vin ne laisse pas de trace. L’inspecteur du Fisc étudiera les livres et pièces comptables afin d’en étayer les éléments portés sur la déclaration de revenus et de s’assurer de leur authenticité et de l’exactitude du contenu.

Les investigations doivent être polarisées sur le ou les comptes susceptibles de comporter des opérations avec des entreprises présentant une forte probabilité de versement de pots-de-vin. L’inspecteur doit se garder de préjugés. La corruption n’est pas l’apanage d’un ou de quelques secteurs spécifiques.

L’Economiste - A.S.

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