Plumes en liberté conditionnelle

8 septembre 2007 - 01h35 - Maroc - Ecrit par : L.A

Le Maroc est décidément le royaume des paradoxes. C’est en même temps le pays arabe où la liberté d’expression est indéniablement la plus avancée… et celui où on entend le plus souvent parler de censure et de procès ubuesques intentés à des journalistes.

On peut y dénoncer librement la torture de jihadistes dans les commissariats, mais la reproduction d’une note banale confirmant l’état d’alerte antiterroriste (officiellement proclamé par ailleurs) conduit un journaliste en prison pour huit mois ! Comment s’y retrouver ?

Jeunes rebelles

Il faut d’abord souligner une évidence : malgré les menaces et les ambiguïtés, jamais les journalistes ­marocains n’ont eu autant de marge de manœuvre qu’aujourd’hui. Sous Hassan II, il était impensable d’écrire « le roi » sans le préfixe « Sa Majesté ». Quant à le critiquer… Ce qui valait pour lui valait bien sûr pour les autres sujets « sacrés » : islam et Sahara. Le jour de la mort de Hassan II, un verrou psychologique a sauté. Les plus jeunes journalistes (ceux qui n’ont pas vécu l’apogée des affres hassaniennes), soudain libérés de la « peur du père », ont osé. Et osé, et osé encore. Le salaire du roi, la sexualité, la religion, le trafic de drogue, l’indépendance du Sahara… Aucun tabou ne semble plus pouvoir résister à l’impétuosité de ces rebelles du ­clavier.

Et le code de la presse, dans tout ça ? C’est bien simple, tout le monde l’ignore. Même amendé sous Mohammed VI (en 2002, et on parle encore de le changer après les élections de cette semaine), le texte qui régit la pratique journalistique au Maroc prévoit toujours de la prison, notamment pour ceux qui « portent atteinte aux sacralités ». Ça ne veut rien dire, mais c’est fait exprès pour permettre à l’Etat de conserver la marge d’interprétation (donc d’arbitraire) la plus large possible. La plupart du temps, les écrits frondeurs passent sans encombre, au nom de la démocratisation du royaume (et de la bonne image que cela induit dans l’opinion internationale). Mais régulièrement, l’Etat estime qu’un journaliste a franchi les « lignes rouges », et l’impétrant est brutalement rappelé à l’ordre sans que rien ne l’ait laissé prévoir.

Le premier coup de semonce a retenti en 2000, avec la triple interdiction des hebdos les plus en pointe de l’époque : le Journal, Assahifa, et Demain. Officiellement pour avoir accusé le Premier ministre socialiste Abderrahman Youssoufi d’avoir nourri des velléités régicides en 1972. Un sombre point d’histoire qui masquait sans doute ce qu’on leur reprochait vraiment : des révélations sur la corruption dans l’armée. Une indignation mondiale plus tard, les trois journaux réapparaissaient, mais dans un climat plus tendu.

Poussé à l’exil

Depuis, c’est la guerre froide, avec, régulièrement, des périodes de confrontation ouverte. Le directeur de Demain, Ali Lmrabet, décidément trop turbulent au goût du Palais, a fini par être emprisonné, puis interdit d’exercice pendant dix ans. Le directeur du Journal et d’ Assahifa, Aboubakr Jamaï a fini, de son côté, par être poussé à l’exil faute de pouvoir payer l’incroyable amende de 300 000 euros à laquelle il a été condamné -à la suite d’un procès manifestement arrangé - pour diffamation. Son groupe a fini par être démembré.

Depuis, c’est le groupe TelQuel qui revient régulièrement dans le collimateur. Après des amendes exorbitantes en 2005, à l’issue de banals procès en diffamation, Nichane, l’hebdo arabophone du groupe, a été interdit pendant trois mois et son ancien directeur, condamné à trois ans avec sursis pour avoir analysé des blagues populaires à caractère religieux. Tout récemment, avec l’affaire Hormat Allah (un journaliste à l’hebdo Al Watan ,condamné à huit mois ferme pour publication de « documents confidentiels » sur la lutte antiterroriste), l’armée a cherché, elle aussi, à imposer ses limites. Autre limite qui semble se dessiner : l’utilisation de la darija (arabe marocain) dans les analyses politiques.

Pour n’avoir pas mesuré, au mois d’août dernier, à quel point cela dérangeait le pouvoir que des critiques lui soient adressées dans « la langue du peuple », Ahmed Benchemsi, le directeur des hebdos TelQuel et Nichane, a été accusé de « manque de respect au roi », une inculpation qui pourrait lui valoir jusqu’à cinq ans de prison (le procès, toujours en cours, doit reprendre en novembre).

Avec tout ça, on serait en droit de penser que la liberté d’expression n’est qu’un slogan creux. Mais au Maroc, rien n’est jamais simple. Entre deux procès, les journalistes les plus audacieux continuent à fracasser les tabous, confortés par le soutien du courageux syndicat de la presse local, et par celui de l’opinion internationale. Le pouvoir, la plupart du temps, encaisse en serrant les dents, tout en capitalisant sur le retour d’image positif que cela engendre (« Voyez, c’est la démocratie… »). Qui cédera le premier ? Le palais royal, comprenant enfin que la démocratie ne vient pas sans certains « désagréments » ? Ou les journalistes, qui, las des prétoires, finiront par s’autocensurer pour avoir la paix ?

TelQuel - Samir Achehbar

Bladi.net Google News Suivez bladi.net sur Google News

Bladi.net sur WhatsApp Suivez bladi.net sur WhatsApp

Sujets associés : Droits et Justice - Presse - Liberté d’expression - Aboubakr Jamai - Nichane - TelQuel - Darija - Al Watan Al An

Ces articles devraient vous intéresser :

Affaire de viol : Achraf Hakimi devant le juge

L’international marocain du Paris Saint-Germain, Achraf Hakimi, a eu affaire à la justice ce vendredi matin, en lien avec une accusation de viol portée contre lui.

Mohamed Ihattaren rattrapé par la justice

Selon un média néerlandais, Mohamed Ihattaren aurait des démêlés avec la justice. Le joueur d’origine marocaine serait poursuivi pour agression et tentative d’incitation à la menace.

Un agriculteur espagnol attaque la famille royale marocaine

Le Tribunal de l’Union européenne a entendu mardi les arguments de l’entreprise Eurosemillas, spécialisée dans la production de semences sélectionnées, qui demande l’annulation de la protection communautaire des obtentions végétales pour la variété...

L’affaire "Escobar du désert" : les dessous du détournement d’une villa

L’affaire « Escobar du désert » continue de livrer ses secrets. L’enquête en cours a révélé que Saïd Naciri, président du club sportif Wydad, et Abdenbi Bioui, président de la région de l’Oriental, en détention pour leurs liens présumés avec le...

ADN au Maroc : vers un fichage incontrôlé ?

L’utilisation à des fin illégales des empreintes et des échantillons d’ADN des Marocains, prélevés dans le cadre des enquêtes criminelles, préoccupe des parlementaires qui ont interpelé le gouvernement à ce sujet.

Maroc : mères célibataires, condamnées avant même d’accoucher

Au Maroc, les mères célibataires continuent d’être victimes de préjugés et de discriminations. Pour preuve, la loi marocaine n’autorise pas ces femmes à demander des tests ADN pour établir la paternité de leur enfant.

Poupette Kenza : compte Instagram désactivé après des propos « antisémites »

L’influenceuse aux plus d’un million d’abonnés sur Instagram, Poupette Kenza, se retrouve au cœur d’une vive controverse après avoir tenu des propos jugés antisémites. Dans une story publiée le 15 mai 2024, elle affirmait sans équivoque son soutien à...

Affaire "Hamza Mon Bébé" : Dounia Batma présente de nouvelles preuves

La chanteuse marocaine Dounia Batma confie avoir présenté de nouveaux documents à la justice susceptibles de changer le verdict en sa faveur.

Corruption : Rachid M’barki reconnaît les faits

Après avoir juré, sous serment, en mars dernier devant la commission d’enquête parlementaire sur les ingérences étrangères, n’avoir jamais perçu de rémunération occulte en contrepartie de la diffusion d’informations erronées ou très orientées pour...

Maroc : WhatsApp banni pour la Gendarmerie royale

Suite à la décision de justice annulant un procès-verbal dressé via WhatsApp, la Gendarmerie royale a invité les commandements régionaux, casernes, centres et patrouilles au respect strict des textes en vigueur et à éviter d’envoyer tout document via...