La société bouge, le régime pas encore

17 mai 2002 - 15h13 - Maroc - Ecrit par :

Le Maroc vit un moment historique où promesses et dangers cohabitent. Au-delà des déceptions engendrées par un début de règne trop prudent, les secteurs les plus actifs de la société civile affichent leurs aspirations au changement.

Une centaine de jeunes manifestent dans la plus grande avenue de Rabat, entre l’hôtel Balima et le siège du Parlement. A en croire les pancartes qu’ils brandissent sous les palmiers, ces jeunes diplômés protestent contre la politique du gouvernement présidé par le socialiste Abderrahmane Youssoufi, en dénonçant notamment la pénurie d’emplois à laquelle se heurtent les Marocains à l’issue de leurs études universitaires. Equipés de tenues antiémeute, une vingtaine de policiers surveillent calmement les manifestants.

Pendant ce temps, le journaliste Ali Lmrabet, assis à la terrasse du Balima, met en cause les restrictions de la liberté de la presse dans le Maroc de Mohammed VI. Il y a trois mois, son hebdomadaire Demain a été interdit temporairement par le gouvernement de Youssoufi, pour avoir publié une simple information concernant la vente éventuelle du palais royal de Skhirat. Après un jugement-éclair, Lmrabet a été condamné à quatre mois de prison et à une amende de l’équivalent de 3 000 euros pour “divulgation d’informations susceptibles de porter atteinte à l’ordre public.”

Toute la complexité du Maroc d’aujourd’hui est résumée dans cette scène de crépuscule hivernal à Rabat, dans l’épilogue de cette journée chaude et ensoleillée qui aurait été parfaite sans l’humidité chronique de cette ville de l’Atlantique. Lmrabet ne compte pas faire appel et défie les autorités de le mettre derrière les barreaux. “Si on m’enferme, ce sera bien la preuve que nous sommes dans une monarchie bananière”, lance-t-il. Alors que son interlocuteur lui fait remarquer que c’est un qualificatif très fort qui peut lui valoir des problèmes supplémentaires et qu’il lui demande si on peut vraiment lui attribuer ces paroles, il répond sans hésiter : “Oui, c’est la seule formule qui me vienne à l’esprit pour un pays où la justice est à la botte du pouvoir.”

Grand, corpulent, des cheveux courts et clairsemés dominant de larges lunettes de myope, Lmrabet est un homme du Rif qui approche la quarantaine et qui, comme de nombreux habitants du nord du Maroc, parle parfaitement le castillan. Dans cette langue, son nom signifie “Almoravide”, et, d’une certaine façon, il partage l’ardeur de cette caste médiévale de moines guerriers, à cette différence près que sa cause n’est pas l’islam, mais la liberté de la presse. Demain se vend comme des petits pains, grâce à un ton satirique et à des informations irrévérencieuses. La quantité d’exemplaires vendus contraste d’ailleurs avec les moyens très réduits dont Lmrabet dispose pour produire son hebdomadaire. Les informations lui parviennent par téléphone portable ou par courrier électronique, en provenance de journalistes qui ne peuvent pas les publier dans leur milieu ou de membres du pouvoir, divisé en multiples clans dans cette transition pas tout à fait achevée entre le règne de Hassan II et celui de son fils aîné et héritier Mohammed VI.

En ce début d’année 2002, au sein d’un monde fortement ébranlé par les attentats du 11 septembre et par la guerre en Afghanistan, le Maroc vit un moment historique où confusion, excitation et danger sont indissociables. Que les querelles entre Rabat et le gouvernement de José María Aznar empêchent l’Espagne de collaborer étroitement et activement à une transition tranquille et positive est “une véritable catastrophe”, regrette un chef d’entreprise espagnol de Tanger qui préfère garder l’anonymat. D’autres représentants des quelque 800 entreprises espagnoles présentes dans le royaume émettent des commentaires similaires. L’un d’eux, établi à Casablanca, lance une mise en garde : “La France profite de la crise actuelle entre le Maroc et l’Espagne pour renforcer son hégémonie politique, économique et culturelle au Maroc.”

Le Maroc vit à l’heure des changements, même s’ils sont lents, contradictoires et insuffisants. Ils ne se limitent pas au nombre de téléphones portables, presque égal à celui de l’Espagne, ni aux antennes paraboliques, qui poussent comme des champignons jusque dans les bidonvilles de Casablanca, de Rabat et de Tanger. Ils ne s’arrêtent pas non plus aux panneaux publicitaires des villes vantant des montres, des voitures et des vêtements luxueux qui sont inabordables pour la majeure partie des Marocains. Non, il y a des changements plus essentiels, repérables au fait que les gens ont moins de réticence à s’exprimer et que les femmes poursuivent leurs avancées dans le monde du travail et de la culture.

L’on assiste en outre à l’émergence d’une société civile vibrante et d’un véritable réseau d’associations féminines et des droits de l’homme, sans parler des partisans de réformes économiques, de promotion des nouvelles technologies et de préservation du patrimoine culturel. Lmrabet continue de publier son hebdomadaire contre vents et marées et se permet, à la terrasse du Balima, de critiquer sans aucune réserve le roi, le makhzen (système de pouvoir traditionnel de la monarchie alaouite) et le gouvernement de Youssoufi. Le kiosque voisin exhibe des publications anticonformistes - Le Journal et Demain, entre autres -, et de nombreuses femmes affairées sillonnent l’avenue en pantalon, les cheveux au vent. Les policiers veillent uniquement à ce que les manifestants ne débordent pas sur la chaussée, chargée du trafic automobile du soir et d’une traînée persistante de combustible brûlé. Autant de changements tangibles qui n’empêchent pas le Maroc de rester le Maroc, comme l’illustre cette scène d’un policier se détachant du groupe pour acheter une cigarette à un gamin qui les vend à l’unité.

“Sur le plan politique, le Maroc du début du règne de Mohammed VI est bien loin des années de plomb du règne de Hassan II”, affirme Abraham Serfaty en toute connaissance de cause. Il est en effet l’une des victimes les plus célèbres de ces dénommées “années de plomb”, celles qui ont vu l’odieuse affaire Ben Barka [Medhi Ben Barka, opposant marocain sous Hassan II, a été enlevé à Paris le 29 octobre 1965 et torturé à mort par le général Oufkir, alors ministre de l’Intérieur, et son adjoint, le commandant Dlimi. Plus tard, les deux hommes ont chacun trouvé la mort dans d’“étranges circonstances”>, les tortures sans pitié pratiquées dans les commissariats et les prisons, le bagne sinistre de Tazmamart, la séquestration de la famille Oufkir [la famille du général a été persécutée par le pouvoir pendant de nombreuses années> et deux coups d’Etat sanglants. Après avoir passé trois ans dans la clandestinité, dix-sept dans les cachots de Hassan II et huit en exil dans la banlieue parisienne, Serfaty a pu rentrer dans son pays en septembre 1998.

Les souffrances et les années - Serfaty a 76 ans - ont limé les griffes et les crocs du vieux lion marxiste-léniniste et l’ont cloué dans un fauteuil roulant. Pourtant, ce juif marocain conserve, outre un esprit complètement lucide, un visage impressionnant, aux yeux sombres et pétillants encadrés d’une chevelure et d’une moustache couleur neige. Serfaty faisait confiance à “la bonne volonté réformatrice” de Mohammed VI. Il ne pouvait pas en être autrement puisque le nouveau monarque avait mis un terme à ses persécutions. Mais il retient que le roi est “trop prudent” dans le changement et souligne qu’“il n’a pas beaucoup de temps” pour satisfaire les demandes des jeunes et des classes urbaines populaires et moyennes. Quand on lui demande quelles sont ces revendications, il répond : “Celles de toujours. Démocratie de droit, lutte contre la bureaucratie et la corruption au sein de l’administration et plus grande justice sociale. La seule différence, c’est que [les revendications> se sont faites plus intenses et plus pressantes.”

En juillet 1999, quand Mohammed VI est monté sur le trône alaouite, un immense espoir est né chez le voisin méridional qu’est l’Espagne. Même incertain et timide, le nouveau monarque a été accueilli comme la personne providentielle qui, selon une expression mille fois reprise, allait “ancrer le Maroc dans la modernité”. Jean-Pierre Tuquoi, journaliste français auteur du Dernier Roi [éd. Grasset, 2001>, le livre aujourd’hui le plus prohibé du Maroc, reconnaît que ses premiers mois ont été brillants. Mohammed VI a fait revenir Serfaty. Il a libéré le cheikh Yassine, meneur des intégristes. Il a multiplié les gestes de charité, ce qui lui a valu le surnom de “roi des pauvres”. Il a réconcilié la dynastie avec Tanger, Tétouan et, d’une façon générale, le nord du pays - l’ancien protectorat espagnol haï de son père -, et il a destitué Driss Basri, le redouté ministre de l’Intérieur et grand vizir de Hassan II. Mais, très vite, il a semblé manquer de souffle. Et une vague de déception a succédé à l’espoir.

C’est à ce moment qu’Ahmed Snoussi, l’humoriste également connu sous le nom de Bziz, a eu l’un de ses traits de génie. Il a inventé pour le nouveau roi le titre de “Sa Majeski”, qui a été repris à l’intérieur comme à l’extérieur du Maroc. Car Mohammed VI se passionne autant pour le ski nautique, qu’il pratique sur les plages d’Agadir, que pour les voitures de luxe. Le nouveau monarque aurait pu le prendre avec humour, mais ça n’a pas été le cas : sa blague a valu à Snoussi la persistance de son exil à l’intérieur, comme sous Hassan II. L’humoriste peut faire rire en privé, mais l’entrée des théâtres et des studios de télévision lui reste interdite. “S’il est d’humeur plus libérale que son père, il y a une chose pour laquelle M-6 est très chatouilleux : sa personne et sa vie privée, admet l’un de ses parents. C’est pourquoi les rumeurs répandues par certains journaux français et espagnols sur ses préférences sexuelles le font sortir de ses gonds.” “C’est comme du vernis.

Aujourd’hui, la couche commence à s’écailler”, nous dit Snoussi, interrogé dans sa maison, à Casablanca. Cheveux courts déjà blanchissants, lunettes discrètes et visage rond et affable, Snoussi pourrait faire concurrence sur une chaîne américaine à un Jay Leno ou à un David Letterman [célèbres animateurs comiques américains>. Mais, dans son pays natal, l’amour que lui porte le peuple n’a d’égal que la censure imposée par le pouvoir. Il ne se laisse pas abattre pour autant et continue de tirer dans le tas. Il dit par exemple qu’Aznar est un génie car “il a réussi à faire en sorte que, pour la première fois dans l’histoire du Maroc, tout le monde, le roi comme la droite et la gauche, les islamistes comme les modérés, ceux de Marrakech comme ceux de Tétouan, les francophiles comme les hispanophiles, s’accordent au moins à penser que l’actuel chef du gouvernement espagnol est un débile”. Et pour cause, le chef du Parti populaire [droite> espagnol est loin d’être populaire au sud du détroit de Gibraltar. Ses menaces peu diplomatiques de représailles contre le Maroc après l’échec des négociations sur la pêche ont constitué le détonateur de la crise qui a culminé, l’automne dernier, avec le rappel de l’ambassadeur du Maroc en Espagne.

L’on peut adresser de nombreuses critiques au Maroc de Mohammed VI, et les Marocains sont les premiers à le faire. Fatima Loukili, depuis longtemps journaliste pour la chaîne de télévision 2-M et scénariste du film Femmes... et femmes, regrette ainsi que Mohammed VI n’ait pas davantage encouragé les modérés face aux intégristes pour la réforme de la Moudawana [plan d’action pour l’intégration de la femme au développement>. Entre autres coutumes arriérées, le statut de la femme oblige encore les Marocaines à demander la permission de voyager à leur père, à leur mari ou à leur frère ; et il autorise la répudiation par l’époux ainsi que la polygamie. Karim Sajid, jeune entrepreneur dans le textile à Casablanca, signale pour sa part que la bureaucratie est toujours aussi “kafkaïenne” et que la pratique des dessous-de-table reste de mise dans le monde des affaires. Pendant ce temps, le journaliste Lmrabet et l’humoriste Snoussi dénoncent les barrières à la liberté d’expression.

Mais le Maroc n’est pas monolithique. De Marrakech à Tanger en passant par Casablanca, Mohammedia et Rabat, des voix très discordantes se font entendre. Si Ali Bouabid est un grand ami de Snoussi, il ne partage pas son opinion selon laquelle rien n’a vraiment changé depuis l’époque de Hassan II. Fils du dirigeant socialiste historique Abderrahim Bouabid, Ali - un jeune homme cultivé et plein de charme - estime au contraire qu’il y a des “faits nouveaux et significatifs”, à commencer par l’“enthousiasme de la jeunesse pour les nouvelles technologies”. Les cybercafés marocains sont effectivement remplis de jeunes des deux sexes. Bouabid observe par ailleurs que, “s’il est certain que la vieille classe politique, celle de l’Istiqlal nationaliste et de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), est discréditée, la société civile est en train de prendre sa place”. Il cite pour exemple le forum Vérité et justice, qui réclame que la monarchie de Mohammed VI reconnaisse au moins l’existence des victimes des “années de plomb” de Hassan II.

Le Maroc évolue donc bel et bien. Mais personne ne sait encore dans quel sens. Une fin manquée, un coup d’Etat par l’armée ou une montée de l’intégrisme sont des possibilités que n’écartent ni les Marocains, ni les observateurs étrangers. Peut-on envisager que Mohammed VI se dirige vers la “monarchie constitutionnelle à l’espagnole” que souhaite, parmi tant d’autres, son cousin, le “prince rouge” Moulay Hicham ? A cet égard, le roi ne semble pas suivre l’exemple de Juan Carlos Ier, puisque Moulay Hicham a dû finir par s’exiler aux Etats-Unis. En réalité, après la vague de réformes initiale et le repli simultané dans les loisirs qui lui ont valu le qualificatif de “Sa Majeski”, Mohammed VI semble avoir récupéré l’initiative politique. Mais c’est seulement pour réaffirmer son pouvoir et celui de ses hommes : le francophile avéré André Azoulay [conseiller économique du roi>, le secrétaire d’Etat à l’Intérieur Fouad Ali al-Himma et les walis [préfets>, ou gouverneurs de région, qu’il nomme directement. “Le roi est en train de créer son propre makhzen, une équipe puissante de technocrates”, estime Serfaty. Et ce au détriment du gouvernement de coalition présidé par le socialiste Youssoufi, lequel commence à se trouver dans une situation épineuse.

Début janvier, Mohammed VI a convoqué à Casablanca les notables du royaume et les dirigeants des principales entreprises étrangères. Il a ouvert sa séance en énonçant une évidence, à savoir que le développement économique du Maroc était impossible sans l’apport substantiel d’idées, d’experts et de capitaux étrangers. Il a poursuivi en constatant que la multiplication des services avec lesquels les investisseurs étrangers devaient batailler risquait de décourager les plus hésitants et que la création d’un “guichet unique” était donc de rigueur. C’est alors qu’il a annoncé que ce “guichet unique” serait pris en charge par les walis, les gouverneurs de région technocrates nommés par lui, retirant ainsi de façon spectaculaire des compétences essentielles au gouvernement de Youssoufi.

Nommé par Hassan II à la fin de son règne, avec pour mission de faire progresser la démocratisation du pays, Youssoufi se défend en assurant avoir deux objectifs et être sur le point de les atteindre : d’une part, tenir la promesse - faite au défunt monarque - de garantir une succession sans heurts sur le trône alaouite ; d’autre part, assurer que les élections législatives de l’automne prochain seront les premiers scrutins véritablement justes dans l’histoire du pays. Mais la gauche qui ne milite pas à l’USFP, majoritaire dans la société civile, le met durement en défaut. “Quand il a fermé Le Journal et Demain à la demande de l’armée et du makhzen, Youssoufi a trahi ses idéaux. Il aurait dû démissionner au lieu de se plier à cette demande”, estime Serfaty. “La vieillesse, c’est le Titanic, pour Youssoufi”, pense quant à lui Ali Lmrabet. “Comme les socialistes sont au gouvernement et qu’il n’existe pas d’opposition de gauche, les intégristes capitalisent tout le mécontentement”, constate Fatima Loukili. “L’action sociale menée par les islamistes dans les faubourgs des villes, où s’entassent ceux qui fuient les campagnes, est aussi intense qu’efficace et elle remplit le vide laissé par le pouvoir”, signale également la scénariste de Femmes... et femmes.

Loukili est une femme forte et marquée par la vie, qui parle et fume sans cesse. La plupart de ses programmes de télévision - qui abordent des thèmes tabous - sont censurés. Elle illustre à merveille la vigueur des femmes des classes moyennes urbaines, une partie de la population qui constitue un signe distinctif du nouveau Maroc. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est une femme, la belle, charmante et rusée Nadia Yassine, qui est à la tête des islamistes depuis que son père, le cheikh Yassine, lui a laissé les rênes en raison de son âge et de sa maladie. Côté modéré, c’est également une femme qui tient les commandes, en la personne de Fatima Mernissi, écrivain engagée porte-parole d’un islam progressiste qui ne renonce pas au meilleur de la tradition marocaine.

Devant un savoureux tajine d’agneau offert dans la maison de Fatima Loukili, nous avons entamé, avec elle et sa fille Yara, une conversation sur Femmes... et femmes. Ce film saisissant s’achève sur une scène où une femme muette essaie de crier pour sauver sa voisine, en train d’être tabassée par son mari. “La misogynie est profondément enracinée dans les lois et les coutumes marocaines”, explique Loukili, en évoquant sa propre histoire. “Vous savez que ma fille, née au Maroc d’un ventre marocain, n’a même pas la nationalité marocaine ? Seul le père peut transmettre la nationalité, et le père de Yara était un poète d’Oman avec qui je m’étais mariée jeune et dont j’ai divorcé il y a de nombreuses années.”

Au Maroc, rien n’a jamais été noir ou blanc, et c’est encore plus vrai aujourd’hui. Le monde politique mêle ainsi une monarchie absolue et théocratique et une démocratie fragile portée par une société civile naissante. Les femmes conquièrent de nouveaux espaces publics, mais continuent de se heurter à des lois et à des traditions profondément machistes. Alors que les données socio-économiques poussent au pessimisme - la moitié des 30 millions de Marocains sont analphabètes et un cinquième de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté -, les téléphones portables et les antennes paraboliques sont monnaie courante. A ce propos, l’explosion de la vente des portables est en grande partie le résultat positif de la concurrence entre Meditel, consortium dirigé par Telefónica, et Maroc Télécom, l’ancien monopole d’Etat contrôlé par le groupe français Vivendi.

Casablanca possède elle aussi ses tours jumelles. C’est depuis l’une d’elles, qui offre une vue aérienne à couper le souffle de la mosquée de Hassan II, que Ramón Enciso, conseiller délégué de Meditel, constate qu’entre mars 2000 - année où son entreprise est née - et aujourd’hui le nombre de portables au Maroc est passé de 300 000 (appareils alors gérés par Maroc Télécom) à plus de 4 millions. L’entreprise d’Enciso a non seulement réussi à décrocher 1,5 million d’abonnés en vingt mois, mais également forcé le premier opérateur du pays à sortir de son immobilisme. Dans la mesure où les Marocains disposent pour la plupart de maigres revenus, 95 % des portables fonctionnent avec des cartes prépayées.

Nous avons là un exemple de l’engagement de l’Espagne dans le développement et la stabilité du Maroc - même si ses motifs sont purement égoïstes et visent essentiellement à freiner l’immigration en même temps que la montée de l’intégrisme. Enciso nous apprend ainsi que “[l’Espagne> a construit dans ce pays 1 millier de stations de base, créé une trentaine de partenariats, plus de 600 magasins et 3 500 points de recharge, et a ainsi généré 700 emplois directs et plus de 5 000 emplois indirects”. Les bureaux de Meditel, installés dans l’une des tours jumelles de Casablanca, accueillent un personnel presque exclusivement jeune et marocain. Les locaux et les équipements font appel à la haute technologie. Les communiqués internes signalent des cycles de formation et l’on distribue des programmes de la Semaine du jazz de Tanger et du Festival de la musique gnaoua d’Essaouira, deux événements parrainés par l’entreprise. Un sans-faute.

Fille et veuve de ministre et belle-mère de Moulay Hicham, Aicha Laghzaoui-Benhima est une grande dame de la haute société de Rabat, ainsi qu’une femme d’entreprise fermement décidée à implanter au Maroc deux sociétés espagnoles, Zara et Sol Melía. Si l’installation de la chaîne de vêtements galicienne à Casablanca est désormais achevée, la création d’un grand complexe à Agadir par le groupe hôtelier majorquin avance plus difficilement à cause du 11 septembre, mais surtout en raison de la paperasserie marocaine. Les yeux noirs de la belle et élégante Aicha s’enflamment quand elle s’indigne contre la bureaucratie. Fervente partisane de Mohammed VI - “c’est quelqu’un de très profond” -, elle approuve totalement sa politique d’ouverture aux investissements étrangers. Elle a écrit elle-même au Premier ministre Youssoufi pour protester contre le peu de cas que la bureaucratie faisait de Sol Melía. Elle affirme ainsi : “Si je ne me plaignais pas, je me sentirais coupable de non-assistance à économie en danger.”

Au Café de France, à Marrakech, l’écrivain Juan Goytisolo commente : “Durant tous ces mois de crise entre l’Espagne et le Maroc, les Espagnols qui vivent ici n’ont jamais ressenti la moindre hostilité, ni de la part des autorités, ni de la part de la population.” Car, si l’Espagne voit le Maroc d’un mauvais oeil, l’inverse n’est pas vrai. Les élites de Rabat et de Casablanca sont certes francophones et francophiles, mais l’ensemble de la population marocaine fait preuve d’une grande sympathie envers l’Espagne, qui prend même la forme d’une franche hispanophilie chez beaucoup de Marocains du Nord. L’incapacité d’Aznar à régler la crise avec intelligence et rapidité désole pourtant la majorité de la population. “Le Maroc est en pleine métamorphose. C’est précisément le moment pour l’Espagne de parier sur ce pays. Après, il sera trop tard”, avertit depuis Rabat le journaliste Said Jedidi, présentateur du journal télévisé en castillan de la chaîne publique. “Le roi, le Premier ministre et plusieurs membres de son gouvernement parlent aujourd’hui espagnol. Le moment est vraiment mal choisi pour provoquer une crise”, observe avec diplomatie Mohammed Benhahia, porte-parole de Youssoufi.

En Espagne, le Maroc est un dossier de politique extérieure, mais il devrait plutôt constituer une priorité de politique intérieure vu les mouvements migratoires. En ce début d’année 2002, les commentaires sont unanimes pour dire que la crise diplomatique menace les intérêts espagnols. Qui, par exemple, défend les investissements espagnols dans le secteur des télécommunications face à la concurrence déloyale de Maroc Télécom, l’ancien monopole d’Etat aujourd’hui aux mains de Vivendi ? Et pourquoi Dragados a-t-il dû céder à Vivendi le contrat de services urbains de Rabat, d’une valeur de plus de 6 millions d’euros ? [Dragados, l’une des plus grosses entreprises espagnoles au Maroc, spécialisée dans le génie civil, a vendu à Vivendi sa participation dans La Redal, la société de distribution d’eau et d’électricité de Rabat.> En réalité, Jean-Marie Messier, le président de Vivendi, est en passe de devenir le “nouveau Lyautey, nouveau résident général”, affirme une blague en vogue à Rabat et à Casablanca, en référence au militaire fondateur du protectorat français sur une large partie du territoire maghrébin. C’est qu’en France, note un diplomate espagnol à Rabat, “l’engagement pour le Maroc fait partie de la politique de l’Etat suivie par le président Jacques Chirac - avec grand enthousiasme - comme par l’ex->Premier ministre Lionel Jospin”.

Mais retournons à Marrakech, une ville qui connaît aussi sa part de changements. Ce que Goytisolo a fait il y a de nombreuses années - s’acheter une maison dans la vieille médina - est devenu une mode suivie par des centaines de Français, d’Italiens et d’Espagnols. Beaucoup ont transformé leur riad (maison maure avec cour) récemment acquis en charmant petit hôtel, ce qui a rehaussé l’attrait touristique de la ville au point que le journal Paris-Match l’a appelée “la nouvelle Babylone”. En outre, Jemaa el-Fna est plus propre qu’avant, et, comme dans la plupart des lieux touristiques du pays, le harcèlement des étrangers par les guides et les vendeurs a sensiblement diminué. A présent, les autorités prennent ce problème très au sérieux et prévoient jusqu’à trois mois de prison pour ceux qui gênent les visiteurs. Jemaa el-Fna conserve néanmoins toute sa saveur, les conteurs d’halka, les musiciens gnaouas, les charmeurs de serpents, les porteurs d’eau et les vendeurs de babioles n’ont pas disparu. C’est essentiellement grâce aux efforts de Goytisolo et de son association pour préserver la place comme patrimoine de l’humanité sous l’égide de l’UNESCO. L’association a ainsi réussi à empêcher diverses absurdités urbaines, tel le projet de construction d’un centre commercial vitré. “La fièvre technocratique dont souffre le pouvoir marocain comporte ce type de risque”, explique l’écrivain espagnol.

L’eau est un bien précieux, et au Maroc plus que partout ailleurs. “Gouverner au Maroc, c’est faire pleuvoir”, dit Said Jedidi en citant Lyautey. “Mohammed VI n’a pas eu de chance, son règne a commencé avec une sécheresse qui a tout compliqué”, poursuit le journaliste. Le manque d’eau a poussé les agriculteurs vers les faubourgs des grandes villes, ce qui se traduit par la croissance des clients potentiels des intégristes comme des volontaires pour les embarcations de fortune vers l’Andalousie ou les Canaries. A défaut d’une politique sociale et économique cohérente et énergique du makhzen ou du gouvernement de Youssoufi, la sécheresse explique en partie le désenchantement croissant de la population vis-à-vis du nouveau monarque. Elle creuse le fossé entre la minorité très riche et la majorité pauvre, voire très pauvre. Elle fait grimper le chômage, officiellement de 13 % mais plus vraisemblablement de 20 %, et augmente la prostitution. Un serveur déclare ainsi : “S’il n’y avait pas de frontières, le Maroc se viderait.

Même moi, qui ai plus de 50 ans, j’irais en Espagne ou n’importe où ailleurs.” Quand on emprunte la route qui mène de Rabat à Tanger, on peut lire un panneau publicitaire qui vante les mérites du ferry : “Tanger-Espagne, 35 minutes”. C’est dire si, à Tanger, la proximité de l’Espagne est vécue plus intensément qu’ailleurs. Là-bas, on passe du français au castillan avec la plupart des habitants. Regarder les chaînes de télévision étrangères constitue la plus grande distraction des Marocains, d’où la profusion d’antennes paraboliques jusque dans les bidonvilles. Depuis le mirador aux canons défraîchis du boulevard Pasteur, on aperçoit distinctement Zahara de los Atunes [village situé entre Gibraltar et Cadix, connu pour être à la pointe méridionale de l’Europe>. La tentation est trop forte pour les candidats au départ, même si l’automne dernier, les télévisions marocaines ont diffusé pour la première fois des images de noyés dans ces funestes traversées.

Tanger est davantage satisfait de Mohammed VI que Casablanca. Le roi s’intéresse en effet au nord du pays, contrairement à son père, et il se trouvait d’ailleurs en ville en même temps que nous. Les technocrates qui l’accompagnaient ont mis beaucoup d’espoir dans la zone franche flambant neuve de Tanger, un espace créé près de l’aéroport pour des entreprises étrangères exonérées d’impôts pour les produits destinés à l’exportation.

“Chez moi, on s’est toujours sentis liés à l’Espagne. On a toujours parlé espagnol et regardé la télévision espagnole”, nous dit Nadia, qui a fait des études de tourisme à Grenade, ville où son frère a également obtenu son diplôme de médecin. Après avoir travaillé dix ans comme secrétaire dans une multinationale, Nadia, une ravissante jeune fille vêtue d’un pantalon en cuir et d’un jersey rose en angora, travaille pour Atento, le service d’information téléphonique de l’opérateur Telefónica, auquel les abonnés espagnols accèdent en composant le 1003. “J’adore travailler pour l’Espagne depuis Tanger : j’ai le meilleur des deux mondes”, confie-t-elle.

Le samedi soir, parmi les jeunes qui dansent à Pasarela, la discothèque la plus courue de la ville, nombreux sont les opérateurs du centre d’appel espagnol. Et, à les voir bouger, heureux et sensuels, sur les notes du raï comme sur les sévillanes, sur Hakim comme sur le dernier tube de bakalao, l’on ne peut pas s’empêcher de penser que la seule solution de remplacement à l’émigration malheureuse est la création d’emplois au Maroc.

Source : Courrier international

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