Maroc : une escale qui dure pour les migrants

18 avril 2009 - 16h44 - Maroc - Ecrit par : L.A

Faute de pouvoir atteindre l’Europe, de plus en plus d’Africains, candidats à l’immigration clandestine, restent au Maroc. Traditionnellement pays de transit, le royaume devient une terre d’accueil.

Le rituel est devenu quotidien. Peu avant le lever du jour, des silhouettes se déplacent en silence dans les ruelles de Takkadoum. Dans quelques heures, ce quartier désoeuvré de Rabat grouillera de badauds et de marchands ambulants. Mais, pour l’heure, seule cette étrange procession vient rompre la quiétude de l’aube.

Ils sont ivoiriens, sénégalais, maliens, congolais, gambiens... Tous clandestins, ils espèrent chaque matin décrocher un hypothétique petit boulot comme maçon, jardinier ou manutentionnaire. Les employeurs peu scrupuleux de la capitale apprécient cette main-d’oeuvre docile, bon marché et surtout non déclarée.

Une âpre négociation s’engage entre un groupe de Congolais et un chef de chantier marocain. Le salaire proposé est misérable : 30 dirhams (moins de 3 euros) pour une journée de dur labeur, sans le transport ni le repas du midi. Après une dizaine de minutes de palabres, l’affaire finit pourtant par se conclure. Impossible de rechigner quand on ne possède rien...

"Les Marocains ne nous aiment pas"

Depuis quelques années, les immeubles décrépis de ce faubourg enclavé entre les somptueuses villas de la route des Zaers et la zone industrielle en contrebas accueillent des centaines de migrants subsahariens. Profitant de leur désarroi, beaucoup de propriétaires louent au prix fort des chambres où s’entassent parfois jusqu’à une trentaine de personnes. Les contacts avec la population locale sont rares.

"Les Marocains ne nous aiment pas, affirme Achille, un Congolais échoué dans le royaume depuis trois ans. La plupart du temps, ce sont des insultes racistes, parfois carrément des agressions. Et même des coups de couteau !" A Takkadoum, chacun vit dans la crainte permanente des rafles.

De sa fenêtre, Aboubakr regarde la colline d’Al-Nahda, juste en face. "C’est par là que l’on s’enfuit pour se cacher dans la forêt quand les policiers arrivent, explique-t-il. S’ils t’attrapent, ils peuvent te tabasser, et après, ils te reconduisent à la frontière algérienne."

Ce jeune Sénégalais a déjà été refoulé à trois reprises. Chaque fois, il a parcouru plusieurs centaines de kilomètres à pied pour revenir. "Que faire d’autre ? Je ne peux pas rentrer chez moi ! Que vont dire les miens s’ils me voient revenir encore plus pauvre qu’à mon départ ?"

Photographe, il a tout vendu pour se payer ce voyage de tous les dangers : son commerce, son appareil photo, ses objectifs... Malgré deux tentatives infructueuses pour traverser la Méditerranée, il rêve encore d’Europe. Quand il en parle, ses yeux tristes s’allument d’une nouvelle lueur.

"En Europe, ça sera mieux, n’est-ce pas ? On ne traite pas les gens comme ça là-bas ! Et puis, il y a du travail ! Ce n’est pas comme ici...", répète-t-il inlassablement, comme pour s’en convaincre. Une litanie qui semble exaspérer Sadio, son compagnon d’infortune. "Il rêve, lance-t-il sèchement. En Espagne, en France ou au Maroc, c’est la même chose : personne ne veut de nous !"

Parce que l’Europe se barricade toujours un peu plus et que les chances de réussir la traversée se réduisent comme une peau de chagrin, le Maroc, longtemps terre de transit, est devenu un pays d’immigration par défaut. Du coup, le royaume a lui aussi durci sa législation.

"Depuis 2003, le Maroc criminalise l’immigration et l’émigration clandestines, explique Anne-Sophie Wender, représentante à Rabat de la Cimade, un vaste réseau associatif qui s’occupe des migrants à travers le monde. Toute personne qui entre ou tente de sortir du territoire marocain de façon clandestine risque jusqu’à six mois de prison. Plus si elle est reconnue comme passeur. On a même vu des clandestins se faire arrêter à l’aéroport alors qu’ils tentaient justement de rentrer chez eux après avoir longuement économisé pour s’offrir un billet de retour."

Les indésirables... contraints de rester !

Drôle d’incohérence que de contraindre les indésirables à rester... Ces dispositions, très critiquées par les associations marocaines ou internationales qui tentent tant bien que mal de protéger les droits des migrants, privilégient l’aspect sécuritaire, au détriment des préoccupations sociales.

Calqué sur l’ordonnance française de 1945, le texte prévoit même l’ouverture de centres de rétention sur le territoire national. De quoi combler les dirigeants européens qui cherchent de plus en plus à sous-traiter le contrôle des frontières aux pays limitrophes. Reste que, six ans après l’adoption de la loi, il n’existe toujours pas de décrets d’application : le Maroc ne semble pas prêt à jouer le gendarme de l’Europe à n’importe quel prix et se garde une marge de négociations.

"Ni les migrants ni l’appareil judiciaire marocain ne connaissent le texte, précise Nadia Khrouz, du Gadem (Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et migrants), une association qui a choisi de se battre sur le terrain juridique. Pourtant, avant un refoulement, les sans-papiers ont droit à un recours devant le tribunal administratif dans les quarante-huit heures suivant leur arrestation. Malheureusement, cette procédure n’a jamais cours. Les refoulements se font généralement de manière systématique et expéditive, sans le moindre procès-verbal..."

Pis, de nombreux témoignages attestent que de plus en plus de clandestins sont reconduits, non plus vers la frontière algérienne, mais vers la Mauritanie. Un territoire désertique, extrêmement dangereux et... miné.

"Entre l’enclume humanitaire et le marteau sécuritaire"

La répression menée par les forces de l’ordre s’accompagne parfois d’atteintes caractérisées aux droits de l’homme. Amidou en est l’une des victimes. Ce jeune Sénégalais se terre depuis plusieurs mois dans une chambre glaciale et insalubre d’un quartier de Rabat. D’abord réticent à livrer son histoire, il n’arrive plus à s’arrêter dès qu’il commence à raconter cette terrible matinée de juin 2008.

"Nous étions 37, ce jour-là, à vouloir quitter Laayoune pour rejoindre les Canaries, raconte-t-il, les traits tirés par la tristesse et la colère. Au moment de porter les embarcations sur la plage, nous avons entendu des coups de feu. Les passeurs nous ont dit de continuer, que les militaires avaient été payés pour nous laisser passer et qu’ils tiraient en l’air juste pour faire semblant. Mais, arrivé dans l’eau, j’ai vu un de mes amis tomber au sol. Il venait de prendre une balle dans la tête ! Il est mort, tout comme un autre de nos compagnons."

Autre histoire dramatique, si l’on en croit les témoignages des rescapés recueillis par les associations : dans la nuit du 28 au 29 avril 2008, une vedette de la Marine royale aurait volontairement fait chavirer un Zodiac avec 72 clandestins à son bord au large des côtes d’Al-Hoceima. Plus de 30 personnes auraient péri dans le naufrage. Impossible de savoir si la moindre enquête a réellement été menée pour établir les circonstances exactes du drame.

Le silence des autorités marocaines sur une question aussi sensible - la Direction de la migration et de la surveillance des frontières, chargée de ces questions au sein du ministère de l’Intérieur, n’a pas donné suite à nos demandes d’interview - ne permet pas à l’heure actuelle d’en savoir plus...

"Notre pays a fait le choix de la démocratie et des droits de l’homme, et nous nous tenons aux objectifs que nous nous sommes fixés, élude Youssef Amrani, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération. Bien sûr, nous ne sommes pas parfaits. S’il y a des dérapages, il faut les reconnaître et les corriger. Sur cette question, nous sommes toujours entre l’enclume humanitaire et le marteau sécuritaire. Mais je n’ai pas connaissance de tels actes."

Marchandages

Les choses semblent pourtant timidement s’améliorer. Depuis les tragiques événements de Sebta et Melilla, en 2005 - près de 20 personnes tuées par balles et des centaines d’autres abandonnées dans le désert - la société civile marocaine a pris conscience du sort tragique des clandestins. Les associations locales font pression sur les autorités, qui ont dû revoir leur stratégie.

Les grandes vagues d’arrestation de plusieurs centaines de personnes ont cédé la place à des rafles plus discrètes et moins importantes. Quant aux mineurs, aux femmes enceintes et aux réfugiés reconnus par le Haut-Commissariat pour les réfugiés, ils bénéficient d’une très relative sécurité. Une poignée de clandestins peuvent également profiter de retours volontaires organisés par l’Organisation internationale pour les migrations.

"Le combat pour le respect des droits des migrants reste très compliqué", analyse Anne-Sophie Wender. Les clandestins, estimés à quelque 20.000 personnes, sont devenus l’enjeu d’une tractation entre les deux rives de la Méditerranée. Les Marocains utilisent la question migratoire afin d’amener l’Europe à faire davantage de concessions en matière d’aide au développement. Quant à l’Union européenne, elle fait pression depuis des années sur le royaume pour qu’il accepte un accord de réadmission. Objectif : renvoyer au Maroc tous les clandestins qui ont transité par ce pays.

"C’est une véritable obsession pour Bruxelles ! s’indigne Abdelkrim Belguendouz, universitaire et spécialiste des migrations. La question de l’immigration clandestine est devenue un enjeu électoral dans la plupart des pays du Nord et un moyen de détourner l’opinion publique de problématiques bien plus importantes. On cherche toujours à surestimer et à dramatiser l’immigration clandestine."

Confronté à un ralentissement de l’économie qui porte en germe une crise sociale, le Vieux Continent est moins prêt que jamais à faire preuve d’indulgence à l’égard des clandestins. Il porte donc une part de responsabilité dans les drames qui se nouent aujourd’hui dans le Sud.

La difficile condition des demandeurs d’asile

Le Maroc n’accueille pas seulement des migrants économiques. L’instabilité politique dans différents pays africains (République démocratique du Congo [RDC], Côte d’Ivoire, Sierra Leone, Liberia...) a conduit de nombreux demandeurs d’asile à trouver refuge dans le royaume. Ils sont 759 à être reconnus par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Le Maroc, bien qu’il ait signé la convention de Genève relative au statut des réfugiés, n’admet toujours pas leur existence sur le territoire et le Bureau des réfugiés et apatrides du ministère des Affaires étrangères se refuse à leur délivrer une carte de séjour.

"Ici, on est comme dans un aquarium, déclare Paulin Kuanzambi, vice-président du Collectif des réfugiés au Maroc. On ne peut pas travailler et on peut toujours se faire refouler à la frontière du jour au lendemain."

Ce caméraman de 42 ans n’a pourtant qu’une seule envie : pouvoir s’installer et s’intégrer dans la société marocaine. Chez lui, il conserve des liasses de documents pour rappeler son parcours et faire valider ses droits : titres de voyage, cartes du HCR, demande de carte de séjour...

"Je suis angolais, mais j’ai longtemps vécu en RDC, explique-t-il. Je suis recherché là-bas, car j’ai filmé certaines choses qui dérangent. Ma femme et mes trois enfants sont toujours à Kinshasa. Cela fait plus de six ans que je ne les ai pas vus."

Les choses semblent cependant s’améliorer peu à peu. Le royaume a fini par signer un accord de siège avec le HCR en 2007. Si les cartes accordées par cet organisme n’ont toujours aucune valeur légale, elles permettent toutefois d’échapper au refoulement.

"Les policiers marocains évitent d’arrêter les réfugiés qui disposent de ce document, confirme Johannes Van der Klaauw, chef de mission du HCR à Rabat. Le gouvernement marocain s’est aussi engagé à mettre en place une loi et un véritable bureau pour les demandeurs d’asile."

Source : L’Express - Julien Félix

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