Lentement mais sûrement, le Maroc fait un grand pas vers la concrétisation de son ambition d’accueillir 26 millions de visiteurs d’ici 2030, avec un objectif intermédiaire de 17,5 millions de touristes et la création de 200 000 emplois d’ici 2026.
Driss Jettou parviendra-t-il à répondre aux énormes attentes des milieux d’affaires - où il jouit par ailleurs d’une excellente réputation - et à les remobiliser ? Telle est la question que se posaient la plupart des observateurs du royaume en ce début de décembre, alors que les Marocains tournaient difficilement la page d’un mois de ramadan qui semble avoir été encore plus léthargique que de coutume, avec une économie tournant au ralenti.
Sans oublier les intempéries et leur cohorte de dégâts qui ont achevé de saper le moral - déjà bien mal en point - des opérateurs.
Le 21 novembre, lors de sa déclaration devant le Parlement, le Premier ministre avait tenté de bien préciser les contours de la stratégie qu’il allait mettre en œuvre. En présentant un programme pour le moins ambitieux et volontariste, il avait clairement indiqué que tous les maux dont souffre l’économie marocaine seraient à l’avenir pris en compte, et que des solutions seraient mises en œuvre, avec une méthode qu’il entendait impulser : un mélange de pragmatisme, de dialogue et de concertation, empreint d’une bonne dose de fermeté. Confrontés à un quotidien toujours aussi difficile, ses compatriotes ne pouvaient que suivre. Passé le premier effet de surprise, ils se sont mis à décortiquer le vaste catalogue de projets et autres propositions soumis par Jettou, pour au final en arriver à un jugement plutôt réservé. Une sorte de wait and see à l’anglo-saxonne, car le chef du gouvernement n’a ni présenté de mesures révolutionnaires, ni indiqué où il comptait trouver les financements requis, ni fait part de sa volonté de rompre avec la politique de l’équipe sortante que dirigeait Abderrahmane Youssoufi. Il s’est tout au plus payé le luxe de s’abstenir de lui rendre hommage, tant il est vrai que, en dehors du programme de mise à niveau des entreprises, tout ou presque figurait déjà dans la politique de son prédécesseur.
À la nuance près que, cette fois-ci, l’équipe gouvernementale compte un bon nombre de gestionnaires de premier plan qui seront jugés uniquement à l’aune de leurs résultats. « La nomination de Driss Jettou est une bonne chose pour l’économie marocaine, affirme sans hésitation Abdessamad Issami, le patron d’Upline Securities, société de Bourse locale. Homme du privé, il connaît les problèmes des entreprises et les points de blocage. Les chantiers sont tellement nombreux et le programme si ambitieux qu’il faut toutefois attendre la fin du premier semestre de 2003 pour émettre un quelconque jugement. »
Un sentiment partagé par nombre d’opérateurs qui se remettent difficilement de l’expérience du gouvernement d’alternance, lequel, selon eux, « n’a rien compris à l’économie marocaine », et en tout cas n’en a jamais fait la première de ses priorités. À l’arrivée, et alors que la situation économique réelle s’est dégradée - après avoir atteint 6,5 % l’an dernier, la croissance devrait retomber à environ 4,4 % en 2002 -, l’équipe Jettou se trouve confrontée aux cinq mêmes défis que le gouvernement Youssoufi, en mars 1998 : la réforme de l’administration et la réduction du train de vie de l’État ; la réforme de la justice et la lutte contre la corruption ; la mobilisation de l’épargne et le soutien aux investisseurs privés ; la lutte contre la pauvreté et le chômage ; l’assainissement des modes de fonctionnement de l’économie avec la réduction du poids des baronnies, du poids de l’informel et autres formes d’enrichissements semi-mafieux qui ont largement prospéré au cours de la décennie écoulée. Autant de problèmes de fond largement identifiés et qui donnent une idée de la tâche titanesque qui attend le nouveau Premier ministre, alors que se profilent à l’horizon un accord d’association avec l’Union européenne et un accord de libre-échange avec les États-Unis, pour lesquels, le moins que l’on puisse dire, le pays n’est pas préparé.
« Tout le monde est prêt à investir de l’argent au Maroc, et des fonds sont du reste déjà disponibles, affirme Patrick Hervé, conseiller économique et commercial à l’ambassade de France. Mais il faut que les réformes nécessaires soient entreprises. » Parmi celles qu’il cite en vrac : la réforme de la justice, la promulgation du nouveau code du travail, l’assainissement de l’environnement des entreprises, leur mise à niveau. Dans tous ces domaines, « le gouvernement doit donner des signaux forts, ajoute Patrick Hervé. Il doit redonner le goût d’entreprendre, soutenir les investissements dans l’industrie et attirer de nouveau les investisseurs étrangers. » Après avoir atteint un record de 3 milliards de dollars l’an dernier - essentiellement grâce à la privatisation de Maroc Télécom - ces capitaux, dont le pays a plus que besoin, sont descendus à environ 700 millions de dollars, soit quasiment leur niveau moyen de la période 1996-2000. Or l’État marocain, dont la situation financière est loin d’être florissante, réduit année après année ses investissements : pour la loi de finances 2003, ils sont passés à 18,6 milliards de dirhams (environ 1,7 milliard d’euros) financés directement sur le budget de l’État, contre 19,2 milliards de dirhams en 2002. Certes, ces investissements sont multipliés par trois si l’on prend en compte toutes les sources publiques sollicitées, y compris le Fonds Hassan-II et les reports d’investissements.
Mais pour relancer la mécanique économique, il faudrait un véritable plan Marshall, comportant un ambitieux programme de réalisation d’infrastructures. Jettou l’a du reste bien compris, lui qui a annoncé aux nouveaux députés l’accélération du programme autoroutier, la réalisation du projet Tanger-Méditerranée et de ses zones franches (voir p. 113), de nouveaux travaux pour le renforcement du réseau ferroviaire. Or les besoins du Maroc en équipements sont tels qu’on est encore loin du compte.
« L’essentiel est que les orientations soient clairement fixées, souligne un haut responsable d’une banque d’affaires. Si les premiers pas sont positifs, nos opérateurs privés, qui disposent d’une épargne oisive de plusieurs milliards de dirhams, suivront le mouvement. En matière d’équipements comme dans le domaine du logement social ou du renforcement du tissu industriel. À condition qu’ils aient plus de garanties et, surtout, une plus grande visibilité. » Le mot est lâché. Ce manque de visibilité est une préoccupation récurrente des privés marocains. Sans trop s’aventurer dans le champ politique, ni s’appesantir sur la stabilité du système, ils dénoncent le flou qui entoure certaines décisions, les délais trop longs pour mettre en œuvre les réformes ou encore les ravages causés par la corruption. Difficile dans ces conditions d’investir ou de créer des emplois.
C’est donc un vrai électrochoc psychologique que souhaitent ceux qui font tourner l’économie. Le démarrage récent des Centres régionaux d’investissement (CRI) en est la meilleure illustration. Même si leurs premiers résultats ont été quelque peu surévalués, l’option retenue est assurément la bonne. Les porteurs de projets d’investissement, qu’ils soient petits ou grands, n’auront plus à l’avenir à subir les travers de l’administration. Avec ces nouveaux guichets uniques à la marocaine, fini les tracasseries et les retards répétés. Pour consolider ce premier acquis, le gouvernement doit de toute urgence s’attaquer au dossier du code du travail. Lancée sous le gouvernement Youssoufi I, la réforme de ce code est en effet toujours bloquée faute d’un accord sur la fameuse flexibilité du travail. Selon des sources commerciales françaises, « ce chantier est ouvert depuis une quinzaine d’années », mais le consensus requis entre partenaires sociaux « paraît difficile en raison de points de vue opposés sur des thèmes clés comme le libre exercice du droit syndical, le droit de grève, les licenciements ou encore la réduction de la durée du travail par l’employeur en cas de difficulté économique. » Pour l’instant, en cas de conflit, on s’en remet aux instances judiciaires... Un autre domaine où, faute de passer en force, Jettou devra déployer des trésors d’énergie pour qu’un consensus se dégage.
Il devra également aborder de front d’autres sujets très sensibles, comme le coût de fonctionnement de l’État et, surtout, la remise à plat de la fiscalité. Sur ce point, les gouvernements qui se sont succédé depuis plus de vingt ans n’ont fait qu’empiler des taxes et multiplier les prélèvements pour aboutir à un résultat pour le moins injuste : l’impôt général sur le revenu (l’IGR) et l’impôt sur les sociétés (IS) rapportent plus que la TVA. Résultat, un grand nombre de sociétés basculent dans l’informel, et le travail non déclaré ne cesse de gagner du terrain.
Enfin, autre calvaire que subissent les Marocains dans leur vie quotidienne et auquel le nouveau chef du gouvernement devra sérieusement s’attaquer : la corruption. Elle atteint ici de telles proportions qu’elle fausse toutes les règles du jeu, lésant à la fois les citoyens, les entreprises et l’État. Les uns y perdent des emplois, d’autres leurs investissements. Au final, c’est toute l’économie qui pâtit d’un système prébendier mis en place en d’autres temps à des fins politiques. Si Jettou s’aventure sur le terrain de la lutte contre la corruption comme il l’a promis, nul doute qu’il aura besoin du soutien de toutes les forces politiques et économiques du pays, sans oublier le feu vert des plus hauts responsables de l’État. Autant dire que la tâche ne sera pas aisée, même si rien n’interdit d’espérer. À défaut de visibilité, on aura au moins ainsi une meilleure lisibilité du projet d’action du gouvernement dirigé par le premier Premier ministre choisi et nommé par le roi Mohammed VI.
Hassan Ziady pour lintelligent.com
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