Meknès, cœur des paradoxes marocains

7 septembre 2007 - 12h49 - Maroc - Ecrit par : L.A

Il n’a rien de l’islamiste portant barbe, claquettes et gandoura. Avec sa chemisette beige et son pantalon de bonne coupe, Aboubakr Belkora fait mentir tous les clichés. Sa femme, élégante, moderne et gaie, est non voilée. L’aîné de leurs fils a étudié à Lyon, le second aux Etats-Unis, le troisième à l’université américaine d’Ifrane. Quant au dernier, il vient d’intégrer le lycée français de Meknès. Et pourtant, tous les yeux sont braqués sur Aboubakr Belkora depuis quatre ans. Sans bienveillance, selon lui.

"Au Maroc, on ne veut pas que je réussisse. Mon étiquette de maire PJD [Parti de la justice et du développement] me vaut tous les ennuis. J’en ai plus que marre !", dit-il, l’air démoralisé. Depuis qu’il est à la tête du conseil municipal de Meknès, 500 000 habitants, première agglomération marocaine d’importance conquise par les islamistes modérés du PJD, la vie de ce propriétaire terrien d’une cinquantaine d’années a changé du tout au tout.

Il travaille "comme un fou", n’a "plus de vie privée", néglige l’entreprise familiale, et tout cela "pour rien". Il a l’impression d’avoir "raté à Meknès", tant les chausse-trapes ont été nombreuses.

"Une municipalité, c’est un petit gouvernement. Si j’avais réussi, cela voulait dire que le PJD pouvait viser encore plus haut", lâche-t-il en allusion aux élections législatives du 7 septembre au Maroc, dont le PJD devrait sortir vainqueur. "Je n’arrête pas de dire à mes amis du parti : Surtout, restez dans l’opposition ! Ne jouez pas les cascadeurs comme moi ! ", poursuit-il dans son bureau de l’hôtel de ville.

A plusieurs reprises, Aboubakr Belkora a présenté sa démission au président de son parti, Saad Othmani. A chaque fois, elle a été refusée. "On me dit que ce n’est pas le bon moment, que je vais perturber l’avancée démocratique actuelle… Vivement que je retourne à mes terres. Je suis un simple paysan, pas un politicien", soupire-t-il.

Conflit ouvert

Depuis deux ans, le maire de Meknès est en conflit ouvert avec le wali (préfet) de la région. Et pas n’importe quel wali ! Il s’agit d’Hassan Aourid, ex-porte-parole du Palais royal et ami d’enfance de Mohammed VI.

L’homme est réputé brillant, cultivé, efficace. L’a-t-on nommé à Meknès pour faire sortir la ville de l’oubli où elle était tombée sous Hassan II – après que l’ex-roi eut reçu des tomates lors d’un déplacement, dit-on – ou pour surveiller de près le premier maire islamiste d’une grande ville ? Les avis sont partagés.

Les habitants de Meknès, en tout cas, ne retiennent qu’une chose : leur ville, cité impériale, berceau de la dynastie des Alaouites, a gagné en dynamisme ces dernières années. Un salon international de l’agriculture y a été créé. Un festival de musique aussi. Des entreprises agroalimentaires s’installent dans la région. Le secteur de la construction est en plein essor. Bref, la situation est infiniment meilleure qu’avant.

A qui le mérite ? C’est là que le bât blesse… Autant les Meknessis chantent les louanges du wali, autant ils oublient de citer le maire. "Normal : on a rejeté tous mes projets et demandes de subventions pour Meknès. Les autres villes, qui ne sont pas PJD, y ont eu droit", rumine M.Belkora.

A l’en croire, le wali "décide de tout" et ne le laisse pas manœuvrer. On le prive, en particulier, de son meilleur atout : "Des actions de proximité auprès de la population." Et puis, il est sans cesse la cible d’attaques haineuses et basses d’une partie de la presse locale.

Aboubakr Belkora est cependant réputé pour sa probité. On salue son ouverture d’esprit. Personne ne se plaint que les libertés aient reculé depuis son arrivée à l’hôtel de ville.

Meknès est une ville paradoxale. Non seulement les femmes s’y promènent librement le soir, mais elles s’attablent sans complexe aux terrasses des cafés. Foulards islamiques, djebbas (sorte de bure), jeans et dos nus : tout se côtoie. En ces soirs d’été, la place El-Hedim est noire de monde. Les femmes y sont plus nombreuses que les hommes.

"Je ne me suis pas inquiété quand Belkora est devenu maire. Je le connaissais depuis longtemps. Je le considère comme un ami." Celui qui parle est un personnage à Meknès, et même dans tout le Maroc. Brahim Zniber, 80 ans et belle allure, est le président des Celliers de Meknès. Cet homme parti de rien est aussi propriétaire du Château-Roslane, la première appellation d’origine contrôlée dans le royaume.

Car Meknès, ville islamiste, est la capitale du vin au Maroc. Brahim Zniber contrôle 85 % du marché dans le pays. Les 28 millions de bouteilles qu’il produit chaque année sont destinées, dans leur quasi-totalité, à la consommation intérieure. Selon la loi marocaine, il est pourtant interdit de vendre de l’alcool aux Marocains.

"Cela peut paraître étrange que je fabrique du vin dans un pays musulman, mais je me sens serein. Seul l’excès est mauvais", dit Brahim Zniber en souriant.

Des jeunes tiraillés

Ce langage, on l’entend souvent à Meknès. Le maire PJD fait preuve de la même tolérance. Ses administrés boivent de l’alcool ? Ce n’est pas son problème. "Il ne me revient pas de contrôler les gens !", dit-il simplement. Reste que l’attitude des Marocains à l’égard de l’alcool est plus qu’ambiguë.

Hypocrisie ? "Il s’agit plutôt d’un sens des convenances. Boire de l’alcool, c’est limite, au Maroc, sur le plan légal et religieux. On peut le faire, mais avec discrétion, pour ne pas gêner l’autre. C’est presque du savoir-vivre", réplique Zouhair Benomar, directeur technique des Celliers de Meknès.

Ici, comme partout au Maroc, on sent toutefois les jeunes douloureusement tiraillés. Non pas tant par la question de l’alcool que par celle des filles, du chômage, de l’Occident, de l’avenir. Othman Benhami, 27 ans, membre du groupe de rap à succès H-Kayne, reflète bien toutes ces contradictions.

Ce beau gosse au statut de star aime sa ville natale et ne rêve pas d’aller s’établir ailleurs. Mais tout le perturbe, ces dernières années, à commencer par cette "modernisation" qui menace de faire perdre au Maroc "son identité et ses valeurs".

Alors qu’il parle, une fille passe devant lui, en jean moulant et dos nu. "Elle se trimballe comme une pouffiasse, et après, elle s’étonne qu’on ne la respecte pas !", s’exclame-t-il en la désignant d’un geste irrité. Les filles, au Maroc, "ça part en vrille", répète-t-il à plusieurs reprises. Elles prennent, selon lui, la modernité "du mauvais côté".

Autrefois, Othman n’était pas gêné par tout cela. Il sortait, draguait, basculait même parfois dans l’excès. C’est fini. Aujourd’hui, il fait ses prières et respecte à la lettre les préceptes de l’islam. Ses copains rappeurs de H-Kayne aussi.

"On fait même de la surenchère. Chacun essaie de prouver à l’autre qu’il est meilleur musulman que lui !", raconte-t-il. Il s’arrête, réfléchit et ajoute : "Ce n’est pas un jeu entre nous. C’est une façon de montrer qu’on est fiers d’être musulmans. Et plus on nous catalogue comme extrémistes, plus on s’affirme comme ça. Les Américains et l’Occident nous rejettent, mais ils finiront par l’avoir dans la gueule !"

Le Monde - Florence Beaugé

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