Tamazight : le substrat berbère de la culture maghrébine

11 mai 2003 - 12h14 - Culture - Ecrit par :

Un grand nombre de noms antiques nord-africains se rapportant à des lieux ou à des personnes sont susceptibles de recevoir des explications étymologiques plausibles mettant en oeuvre des éléments du berbère moderne.

Leur examen, une fois approfondi, imposerait très probablement la certitude que le libyque n’a pas purement et simplement disparu comme l’a suggéré l’attitude réservée de certains berbérisants du début du siècle, mais qu’il se perpétue dans sa descendance amazighienne.
L’ascendance chamito-sémitique du berbère, elle, n’est plus contestée par personne depuis qu’elle a été magistralement établie par Marcel Cohen en 1924 . Mais, depuis ses lointaines origines jusqu’à notre époque, la tamazight a dû subir une « érosion phonétique » très importante. Elle a eu la « malchance » de se trouver successivement confrontée avec des langues hautement valorisées dans le bassin méditerranéen, soit par une activité commerciale intensive, tels le grec et le punique, soit par l’ardente foi religieuse qu’elles véhiculent, tels le latin et l’arabe. Prise au dépourvu, - elle, langue de pasteurs nomades pour la plupart -, en présence d’idiomes venus d’ailleurs mais chargés de significations terrestres ou spirituelles, elle néglige son propre système d’écriture, puis l’abandonne et abdique son droit à l’écrit en faveur de la langue qui a apporté aux Imazighen une foi éminemment enthousiasmante : l’arabe. Celui-ci mettra à profit les treize siècles d’histoire musulmane du Maghreb pour grignoter régulièrement le domaine même de l’oralité. Le lent processus accentué par un nouvel apport démographique arabe, dès le dixième siècle en Tunisie et en Algérie, à partir du treizième siècle au Maroc, aura abouti à une aliénation de l’identité berbère, dans les villes et les zones intercalaires des grandes fédérations amazighiennes, et à un appauvrissement de la tamazight. En revanche, il aura abouti, comme on pouvait s’y attendre, à un enrichissement de la culture islamique, couramment désignée comme étant « la culture arabe », assez abusivement du fait qu’elle a été élaborée par une mosaïque de peuples, dont les principaux ont été les Persans, les Egyptiens, les Turcs, les Andalous, et les Berbères.
L’ethnie berbère a fourni des prêtres à Carthage : « Mais il n’a pas pâli aux hurlements rageurs de la prêtresse massylienne... ! » nous dit Silius Italicus parlant du jeune Hannibal conduit dans un temple par son père Hamilcar. Elle lui a aussi fourni des noms de divinités, dont la fameuse Tanit ou, plus exactement Tinnit. Aux lettres latines, cette même ethnie a donné des Térence, des Apulée, des Tertullien, ... et des Saint-Augustin, qui sont malgré tout restés fiers de leur africanité : « En serais-tu donc arrivé jusqu’à oublier que tu es un Africain, écrivant à des Africains ... ? » reproche l’évêque d’Hippone à un de ses anciens collègues de Madaure qui tournait en dérision des noms berbères .
La culture musulmane, quant à elle, peut aligner par centaines les noms berbères ayant contribué à en assurer la genèse : des traditionalistes, des poètes, des grammairiens, des lexicographes, des théologiens, des historiens, des géographes, des essayistes ... Il y a lieu de signaler à ce sujet que la culture officielle maghrébine, forte de l’adhésion de la majorité au sunnisme malékite, passe constamment sous silence l’épisode kharédjite de son histoire et voue à l’oubli le courant de pensée qui en est né et qui s’est développé en toute indépendance.
Cantonné donc, depuis déjà plus de mille ans, dans le rôle de langue vernaculaire, le berbère n’en demeure pas moins vivant, sinon vivace, puisqu’il s’est maintenu jusqu’à notre époque. Son aire géographique ne s’est rétrécie que très lentement. Il est même possible de suivre les grandes étapes de son retrait, au niveau de la surface ou du premier horizon comme disent encore les géographes. Au début du XIIème siècle, il ne semblait pas subir une grande concurrence de la part de l’arabe dans tous les domaines pratiques de la vie. Le chroniqueur almohade al-Baydhaq le désigne comme étant « la langue maghrébine ». Au XVIème siècle, Hassan al-Wazzan, connu en Europe sous le nom de Léon l’Africain, note que les grandes confédérations marocaines « utilisent une seule langue [qu’elles> appellent communément awal amazigh, ce qui veut dire langage noble ». L’encyclopédie de l’Islam signale de son côté qu’au même XVI ème siècle, en Algérie, « on parlait encore berbère [même> dans l’Oranie » . Les berbérisants européens des XIX ème siècles, enfin, ont abondamment décrit l’état du berbère, en cherchant malheureusement moins à en reconstituer l’unité qu’à en parcelliser les domaines. Ceux qui les ont relevés, peu nombreux, poursuivent, dans un esprit nouveau, une tâche rendue difficile par des suspicions léguées par le traumatisme d’un passé encore trop récent .
Si le berbère a pu se maintenir, sans littérature écrite ou presque, sans didactique, sans codification lexicographique ou grammaticale propre, c’est grâce à sa parfaite adéquation à l’environnement nord-africain, qui lui a servi de berceau, et aussi grâce à sa valeur intrinsèque reconnue par plus d’un spécialiste. « Il n’y a pas proprement de dialectes en berbère..., et l’on [y> passe toujours insensiblement d’un parler à un autre, par transition, jamais par coupure brutale » écrivait à la fin des années vingt André Basset. « Le berbère est encore vivant et, partout son unité profonde reste perceptible... » constate, quarante ans plus tard, Lionel Galand.
Assez bien pénétré par l’arabe dans la plupart des régions, le berbère n’est plus que l’ombre de lui-même dans les petites zones où il se trouve encerclé, comme dans la Taghzout marocaine déjà mentionnée ou dans la petite oasis égyptienne de Siwa. Mais le fait est qu’il vit encore, avec les principaux attributs du vivant. Il n’a jamais cessé de développer, oralement, des activités artistiques aussi remarquables qui peuvent l’être des productions rarement remises sur le métier et souvent improvisées au grès des circonstances. La poésie et le chant accompagné de danses collectives l’ont, depuis l’époque de Jugurtha , aidé à garder sa raison d’être et de résister.
Ses imdyazen, ses imariren ses imghiwnn, c’est-à-dire ses poètes - chanteurs, lui répètent depuis des millénaires qu’il est jeune et beau en dépit des vicissitudes du temps. Il en fut même un pour dénier à toute autre langue que lui le pouvoir d’exprimer l’amour. Ecoutons-le :
« C’est dans la langue de ma mère,
Ô ma bien-aimée, que je te dis ma flamme.
Mais comment donc font ceux-là,
Qui ne savent pas le berbère ? ...
Mot d’amour, ... jamais ils ne disent ! »
La poésie berbère comporte plusieurs genres. Les isfra, les tiyfrin, imuray, et tisway, sont de longs poèmes épiques, politiques ou philosophiques, que l’on déclame soit sans accompagnement, soit en les rythmant au son du violon ou du rebec. Les izlan, distiques dont chacun des deux vers est suivi obligatoirement d’un refrain hors sujet, servent dans les joutes oratoires, chantés et accompagnés de danses, ou simplement fredonnés à l’occasion de réunions poétiques. Il en est un, l’izli classique en quelque sorte, dont la métrique ne varie jamais. Les autres, les izlan usggwas, changent de mesure année après année. La tamawayt est le genre préféré du voyageur, comme son nom l’indique. Chantée par le cavalier traversant de vastes espaces, d’une voix traînante, ou le bûcheron se donnant de l’assurance au fond d’une forêt, ou la lavandière faisant sa lessive sur le berges d’une rivière éloignée de toute demeure, elle inspire une profonde mélancolie. Les ihllilen sont de longueurs variées. Ils ne traitent que du sacré, en stricte conformité avec les enseignements du Coran et de la Sunna ; aussi ne sont-ils jamais accompagnés de musique. Le poète les débite solennellement en faisant reprendre le vers principal de chaque strophe par deux « aides - apprentis » ou « répétiteurs ». La tamidulit et la tamngaft chantent les mariages et les naissances en des vers immuables forgés on ne sait quand.
La poésie berbère, cependant, connaît actuellement une évolution rapide et assez désordonnée. Les rythmes se modernisent, tout comme les instruments d’accompagnement. Les poètes - chanteurs kabyles Yidir et Djamal Allam voient leur notoriété déborder les frontières du Maghreb. Les troupes marocaines Usman, Izenzarn, Amanar, Adraw et la troupe féminine algérienne Djurdjura, font recette où qu’elles aillent.
Mais les danses, cette irremplaçable richesse du folklore marocain, demeurent relativement figées, parce que toute innovation en la matière demanderait quelques investissements financiers, du fait que les entraînements collectifs exigent des participants une certaine disponibilité. Aussi l’Etat marocain songe-t-il, non sans hésitation, à créer un « Institut des Arts populaires » qui prendrait la relève des modestes initiatives privées. Pour l’instant, les troupes de danseurs continuent de se constituer, spontanément, dans les petites agglomérations rurales et de pratiquer leur art, aussi spontanément, là où l’autorité administrative les appellent, quand elles ne le commercialisent pas à bas prix en le dénaturant. C’est le cas des trop célèbres chikhat (le mot n’est pas berbère) du Moyen-Atlas, qui ont glissé du chant choral rythmé aux battements des mains à la danse du ventre, importée d’Orient par le relais des grandes villes. Il s’agit là d’un phénomène suscité par les caïds du Protectorat, gens incultes pour la plupart et voulus comme tels par la Résidence Générale qui rivalisaient les uns avec les autres pour entretenir chacun sa troupe de courtisanes, et qui ont malheureusement fait école même à « l’ère de l’indépendance ». Les danses authentiquement berbères, elles, sont guettées par le dépérissement. Les plus belles ne sont déjà plus que les caricatures de ce qu’elles furent naguère, comme les ahidus et les ahwash, ces véritables opéras où la mixité des sexes (la plus innocente) était de règle. Ils mériteraient, ces monuments, d’être restaurés et régulièrement entretenus au même titre que les temples, les vieux châteaux, ou les vieux remparts. La gamme des danses amazighiennes est plus large encore que celle des genres poétiques. Elle va de la tisit, exécutée à deux ou à trois, l’ahwash, qui regroupe plusieurs douzaines de personnes, en passant par l’ahidus, la tamidulit, la tamengaft, l’amhayllu, l’ajmak, la tazlagt, l’ahraffa, et la tadukut.
En dehors de la poésie, du chant et de la danse, la culture berbère est représentée par un art décoratif trois fois millénaire qui apparaît particulièrement dans le tapis et dans la céramique, sous forme de dessins géométriques qui excluent l’arabesque mais reprennent souvent des caractères de l’alphabet tifinagh. Elle se manifeste aussi dans l’architecture des kasbahs des Atlas et du sud marocain, les igudar (pluriel de agadir) et les tighermin (pluriel de tighremt), et dans les noms propres d’hommes comme Ishshou, Yidir ou Ziri, et surtout de femmes comme Itto, Thuda, Thellu, Izza, Thabbu, etc.
La culture berbère vit donc encore. D’abord dans la bouche de quelque vingt à vingt-cinq millions de locuteurs répartis entre les cinq pays du grand Maghreb-Mauritanie et Libye comprises- et deux au moins des pays sahéliens, le Mali et le Niger. Mais, la tamazight se sent, pour la première fois de toute sa longue existence, en réel danger de mort, car elle sait que sa force d’inertie ne suffira plus pour la préserver des « effets destructeurs » du tourbillon culturel qui agite cette fin de XXème siècle. Les mass media, accaparés au Maghreb par le français et l’arabe, l’orientation donnée aux politiques scolaires et universitaires, l’exode rural, la tendance universelle à l’uniformisation, voilà autant de facteurs qui concourent à faire du domaine linguistique berbère une peau de chagrin condamnée à disparaître si les Etats concernés ne prennent pas à temps les mesures adéquates de sauvegarde.
Les élites maghrébines berbérophones s’inquiètent à bon droit de cette évolution dommageable à un très vieux patrimoine sanctifié par son « âge ». Leurs appels réitérés aux instances responsables étant restés sans réponses, tant en Algérie qu’au Maroc, elles tentent de s’organiser en associations culturelles, se proposant de « sauver l’essentiel de l’essentiel ». Leur action contrarie des gouvernants hantés par le spectre du berbérisme artificiel de l’époque coloniale, et se heurte à l’hostilité franche ou dissimulée des partisans du panarabisme pur et dur.
Cette situation a fait naître en elles un sentiment de frustration d’autant plus aigu qu’elles perçoivent clairement la sujétion culturelle progressivement imposée au Maghreb par un Proche-Orient arabe jugé « bavard et superficiel ». N’aspirant qu’à faire reconnaître le droit à la survie de leur langue maternelle, elles se sentent outrées de l‘attitude négative des « purs » arabisants, dont elles partagent pourtant, à fond, l’amour de l’arabe. Cependant à en juger par un ensemble de données politiques et sociologiques, elles écartent lucidement de leur dessein toute velléité d’affrontement avec leur concitoyens qui ne sont plus à même d’apprécier les charmes de la « vieille dame » qu‘est devenue la tamazight. Elles fondent leurs espoirs sur l’instauration au Maghreb d’une démocratie véritable, qui leur « redonnerait la parole » et leur permettrait de faire entendre une cause se confondant avec la spécificité même du Maghreb.
Un ami algérien, que j’estime représentatif de « l’aile modérée » de ces élites, me confiait récemment : « Notre idéal serait atteint si, dans le creuset de la culture maghrébine, se fondaient la calme puissance du tempérament berbère et la finesse de l’esprit arabe, avec une bonne dose du rationalisme français et, par les temps qui courent, plus qu’une pointe de pragmatisme anglo-saxon. Il suffirait que la langue berbère soit considérée comme une composante de l’humanisme maghrébin. Faisons-en au moins notre latin !. Une sorte de relique culturelle bien conservée. Car, tout compte fait, bien des éléments de la culture berbère ont déjà été intégrés à la culture maghrébine d’expression arabe. Mais, pour la langue que faire... ? Tout le monde devrait se féliciter de la voir vivre encore ».

Mohammed Chafik pour lematin.ma

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