Un réformisme menacé par une alarmante situation sociale

28 juillet 2004 - 13h11 - Maroc - Ecrit par :

Il est de coutume depuis Lyautey de dire que le Maroc n’est pas un pays de ruptures mais d’équilibres successifs. A bien voir et au bout de cinq ans de règne de Mohammed VI, on est contraint de reconnaître que ce n’est pas, ou plus, le cas, car des ruptures il y en a eu et pas seulement sur la forme.

En succédant à Hassan II le 23 juillet 1999, le roi du Maroc avait placé son projet dans un contexte marqué par la montée des conservatismes, religieux notamment, et sous le signe de la démocratie et de la modernité. Cinq ans après, on peut dire que les ruptures sont essentielles sur ces deux volets.

L’élargissement du champ des libertés est un fait tangible. Il n’y a plus pratiquement aucun sujet tabou, les débats sur la place publique étonnent tous ceux qui ont connu le Maroc d’il y a à peine une décennie, sans parler de celui des années 1970. Ce que Me Youssoufi, ex-premier ministre, avait appelé un Mai 68 permanent s’est transformé en manière d’être. Les Marocains, longtemps sevrés d’expression libre, n’en finissent pas de débattre de tout. Les pouvoirs du roi, ses décisions, son entourage ne sont plus inviolables. Ce foisonnement ne va pas sans dérapages, excès et autres réactions négatives. Mais, sur le fond, il est indéniable que la société marocaine a acquis des espaces de liberté rares dans la sphère arabo-musulmane.

Les élections ont été transparentes. Pour la première fois de l’histoire du Maroc, l’administration n’est pas intervenue pour "corriger" les résultats du scrutin et c’est Le Monde qui titrait d’ailleurs à leur suite sur "l’exception marocaine". Néanmoins, le faible taux de participation et l’émiettement des voix entre 26 partis ont donné une carte éclatée. Il en a découlé une majorité, menée par le technocrate Driss Jettou, qui manque de cohésion.

Ces défaillances de la classe politique sont un véritable handicap pour la démocratie marocaine. Pour le pallier, le roi pousse depuis trois ans dans le sens de l’adoption d’une loi sur les partis qui puisse permettre la mise à niveau des structures partisanes. Mais les partis traînent le pas et font de la résistance face à cet outil de modernisation indispensable.

Cette refonte du jeu politique, dans le sens d’une plus grande crédibilisation des instances élues, est rendue plus complexe par le phénomène islamiste. Ce courant de pensée constitue une minorité agissante au Maroc. Profitant de l’émiettement des autres forces politiques, le Parti de la justice et du développement (islamiste dit modéré) réalise des scores importants avec 10 % des voix.

Sur le terrain, les islamistes, hypermédiatisés, utilisent le fond conservateur de la société et surfent sur les problèmes sociaux. Après les attentats du 16 mai, ils se sont rabattus sur la morale.

La principale bataille menée par ce courant concernait le statut de la femme. Ainsi il a pu, grâce à une grande mobilisation, bloquer le "plan d’intégration de la femme", une panoplie de mesures préconisées par le gouvernement d’alternance pour améliorer le sort de la femme. Saisi de l’affaire, le roi créa une commission. Les vieux réflexes étant vivaces, l’élite marocaine a pensé que c’était encore le moyen d’enterrer le dossier. La surprise fut à la mesure du scepticisme de rigueur : non seulement le roi n’a pas enterré le dossier, mais il a doté le pays d’un statut de la femme très avancé, à contre-courant du contexte marqué par la résurgence des tendances les plus rétrogrades de l’islamisme.

Fort de son statut de commandeur des croyants, Mohammed VI a entamé une véritable réforme du champ religieux, visant à promouvoir un islam ouvert, tolérant, et à combattre l’extrémisme. L’entreprise a été menée autant pour recadrer l’islam marocain et lui préserver ses ouvertures que pour juguler le wahhabisme dans sa version la plus virulente, qui a commencé à prendre pied au début des années 1980 à l’abri de la lutte commune de l’Arabie saoudite et du Maroc contre le communisme soviétique en Afghanistan.

Là où auparavant la monarchie louvoyait, manipulait, jouait les uns contre les autres, Mohammed VI tient le manche et tranche en faveur de la modernité, dans un contexte autrement difficile. Assurément une rupture qui n’est pas des moindres.

L’autre rupture, importante, concerne l’administration territoriale. Au temps de Driss Basri, celle-ci, omnipotente, avait pour principale préoccupation la sécurité. Reprise en main, elle commence à porter un net intérêt au développement économique et social.

Cette réforme a mis à nu un système affairiste et déclenché une série d’affaires. Plus d’une centaine de présidents de commune ont été jugés, et souvent condamnés. Des cadres du ministère de l’intérieur sont poursuivis et le sentiment général est que ce n’est que le début.

La rupture réelle qu’annonce cette démarche est la fin de l’impunité et la prévalence de plus en plus de la légalité et du respect de l’indépendance de la justice. A aucun moment la moralisation de la vie publique n’a pris les allures d’une chasse aux sorcières dont les moyens seraient aussi attentatoires au droit que les faits reprochés. Surtout, le monarque se refuse à toute utilisation démagogique de ce volet : il n’en a jamais parlé, laissant les actes s’exprimer à la place des mots. Pour son entourage, "il s’agit de questions relevant de l’appareil judiciaire".

Sur une question plus épineuse, parce qu’il y a mort d’hommes, celle des violations des droits de l’homme, il a reconnu, attitude difficile dans les pays en développement, la responsabilité de l’Etat, créé des instances indépendantes pour la recherche de la vérité, dédommagé les victimes et proposé une voie marocaine vers la réconciliation.

Durant ces cinq années de règne Mohammed VI aura démontré la sincérité de ses convictions démocratiques et de ses choix modernistes. Cela étant dit, il ne faut pas oublier de prendre en considération les problèmes structurels du Maroc qui sont le délitement de la classe politique, l’absence d’une classe moyenne acquise aux valeurs de la modernité et les avatars de la vie politique pendant les décennies précédentes.

Cependant la menace la plus grave pour le devenir du Maroc reste la question sociale. Le roi a hérité d’une situation alarmante. La pauvreté, souvent extrême, touche des millions de Marocains. Des pans entiers de la société, des régions, ont été laissés à l’abandon. Les déficits sociaux en logements, en lits d’hôpitaux, en infrastructures de base sont faramineux.

Le système de solidarité mis en place par le nouveau roi s’appuie sur une approche de proximité en partenariat avec la société civile. Les moyens déployés sont importants dans l’absolu mais, à l’évidence, insuffisants pour rattraper les retards. D’autant que la démographie, malgré des progrès en milieu urbain, n’est pas maîtrisée.

Le taux de croissance de l’économie marocaine, une moyenne de 4, 2 % sur cinq ans, ne laisse pas présager une solution des problèmes sociaux dans les prochaines années. Les recettes budgétaires, grevées par le service de la dette, sont insuffisantes. D’autant plus que, pour assurer son décollage, le pays s’est engagé dans un programme d’investissements en infrastructure ambitieux : routes, autoroutes, ports, électrification rurale et eau potable pour les campagnes. Des chantiers structurants mais dont les effets s’inscrivent dans le moyen et le long terme.

Ce constat est inquiétant. C’est sur ces îlots de pauvreté que fleurissent les extrémismes, l’incivisme, l’analphabétisme. L’exemplarité marocaine ne fonctionnera que si des résultats palpables sont réalisés sur ce front. Le Maroc n’y arrivera que s’il est par ailleurs soutenu convenablement. Et il est clair que l’Europe est concernée. A plusieurs titres. D’abord pour des raisons sécuritaires (immigration clandestine, drogue et terrorisme) mais surtout pour viabiliser le projet démocratique sur le flanc sud de la Méditerranée. Dominique Strauss -Kahn avait parlé d’une sorte de plan Marshall pour la région.

Inéluctablement, si la raison l’emporte, l’Europe sera acculée à un plus grand effort financier pour gommer les déficits sociaux et permettre un réel développement. Dans le cas du Maroc, il y a urgence. Les ruptures provoquées par Mohammed VI mériteraient d’être pérennisées par un soutien qui en ferait réellement une voie à prendre en modèle pour la région.

Ahmed CHARAI Le Monde du 27/07/04

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Sujets associés : Mohammed VI - Développement

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