Marocains du monde : Quelles appartenances, quelle reconnaissance ?

1er novembre 2006 - 12h43 - Maroc - Ecrit par : L.A

Malgré le fait qu’elle ait considérablement évolué, la réalité socioéconomique et culturelle des Marocains du Monde (MDM) ne semble guère réussir à venir à bout de l’image négative du Marocain établi hors du Royaume. Le « facance » demeure cet être qui, d’une part, excite la voracité d’une société plus que jamais avide de consommation sans en détenir les moyens conséquents, et, d’autre part, suscite beaucoup d’envie, y compris parmi les siens. Plus globalement, l’imaginaire collectif marocain continue à profilographier le MRE comme un packaging composé d’un véhicule surchargé de biens de consommation à ras le sol, une progéniture abondante et excitée et, surtout, un esprit rétif à toute urbanité.

Validée par la réalité jusqu’aux confins des années 80, cette image est aujourd’hui infirmée par la sociographie de l’immigration autant maghrébine, en général, que marocaine, en particulier. En effet, il est sociologiquement établi que la première génération est socioéconomiquement quasiment éteinte : elle est, à 86% soit en retraite, soit simplement décédée. Déjà logée sur le segment 35-45 ans, la seconde génération s’est insérée dans le processus d’intégration des sociétés d’accueil. Depuis plus de deux décennies, elle livre le combat d’une reconnaissance voulue au titre de cette même sacro-sainte intégration. En dépit d’un vécu majoritairement banlieusard, elle a pu émerger avec plus ou moins de visibilité à la surface de la société européenne. La société française a ainsi vu s’illustrer des managers, des chercheurs, des juristes, des artistes, voire des élus issus de l’immigration. Pendant ce temps, la majorité écrasante des élites politiques et culturelles, notamment sur l’axe Rabat-Casablanca, continue à ignorer une telle transplantation civilisationnelle dans les pays d’accueil. Le paternalisme et l’infantilisation de la diaspora sont encore de rigueur. Nous ne sommes nullement conscients du fait qu’il s’agit là du dixième de notre peuple qui est en train de procéder au second périple civilisationnel extraterritorial marocain après celui que nos ancêtres entreprirent en Andalousie il y a de cela plus de treize siècles !

C’est, en effet, la seconde fois où le Maroc envoie des millions de ses citoyens s’établir, s’épanouir, prospérer et, de plus en plus, finir leur existence en dehors de ses frontières. Ce mouvement s’est amplifié durant plus de trente ans via le regroupement familial, permettant ainsi à chaque marocaine résidente à l’étranger d’engendrer en moyenne 4,2 enfants. Il en a résulté une fournée démographique qui est en train d’influer fortement sur le mode de vie du pays d’accueil : un parler translinguistique riche, une cuisine créative, une remise en question tonitruante du « culturellement correct », un habillement qui ne répugne plus à s’inspirer du caftan ou de la djellaba, une vie cultuelle où l’on assume son islamité au cœur de la modernité, une tradition gastronomique où le couscous est devenu (depuis 1994) le premier plat de France …etc.

Une appartenance plurielle
Aussi, continuer à prétendre que les nouvelles générations demeureront assujetties à une identité exclusivement marocaine stricto sensu relève-t-il soit d’une démagogie bien opportuniste, soit d’une fâcheuse ignorance du mouvement de l’histoire et de la géographie humaine. Des institutions officielles marocaines persistent pourtant à imposer le postulat de la pérennité quasi-nouménale de l’identité marocaine parmi la diaspora. Elles ignorent allègrement les études les plus sérieuses sur les nouvelles générations de MDM qui attestent d’un coefficient d’intégration autrement plus dynamique que celui qu’on a pu constater jadis chez les Italiens ou les Polonais. Jugeons-en : plus de 40 % des Marocains de France y sont nés ; 59% ont moins de 24 ans ; les élèves marocains représentent près de 4% de l’ensemble des écoliers de France, constituent 32% de l’ensemble des jeunes issus de l’immigration inscrits au second degré, représentent 46% des effectifs de provenance étrangère en CPPN/CPA, 33% de ceux des SES. De plus, plus de 40% des Marocains vivant en France sont diplômés. Par ailleurs, les ménages mixtes impliquant des Marocain(e)s arrivent au second rang en France depuis 1996. Amorcé par l’école, le processus d’individualisation cher à la laïcité à la française est quasiment enraciné auprès de ce segment. Ce processus est dopé par la spécificité de la République française qui intègre non pas les communautés mais les individus.

Ces éléments signifient que l’appartenance des nouvelles générations issues de l’immigration marocaine n’est pas uninationale, monolithique, c’est-à-dire exclusivement marocaine. Nos décideurs doivent jeter à la poubelle leur représentation du MRE. Celui-ci est éminemment transculturel. Son appartenance est plurielle. Il est plus familier des standards éthiques, moraux, juridiques, nord-méditerranéens qu’à ceux de la nation marocaine. Seules la nostalgie transmise par les parents et la fantasmagorie opèrent encore. En Europe, le jeune MRE convoque les valeurs du pays d’origine pour lutter contre les pesanteurs normatives et autres dérives exclusionnistes et, au Maroc, on se prévaut du rationalisme du pays d’accueil pour se parer contre le labyrinthisme coutumier. Nation musulmane, le Royaume du Maroc est doté d’un Etat où le droit positif côtoie les a priori (réellement ou prétendument) islamiques. L’individu n’y émerge que lentement, laborieusement, difficultueusement. Au Maroc, l’individu « n’existe pas en tant que tel. Il n’est que membre au sein d’une communauté ». Cette affirmation de Leveau demeure largement actuelle. Qui plus dans un environnement qui s’urbanise vertigineusement sans se départir de ses réflexes ruraux. Waterbury confirme : « Le Marocain n’a pas d’identité individuelle ; il n’existe pas en dehors du groupe, mais en sa seule qualité de membre de ce dernier ». Même s’il faut sûrement atténuer un tel énoncé en prenant en compte la pression des besoins et des pesanteurs socio-urbaines, il n’en demeure pas moins que l’imaginaire collectif reste marqué par les valeurs seigneuriales, éminemment communautaires, que sont l’honneur (charaf), la pudeur (haya, hichma), le patriarcat (roujoula), notamment. Ces valeurs seigneuriales sont dopées par les influences intégristes qui traversent l’ensemble du sociogramme marocain, notamment ses couches les plus fragiles.

Marocanité alambiquée
La principale difficulté qui entrave la réalisation d’une harmonie entre les deux appartenances provient essentiellement de la complexité de l’appartenance marocaine elle-même. En effet, depuis que feu Hassan II en a décidé ainsi, un Marocain, d’où qu’il vienne, où qu’il vive, doit être à la fois un sujet qui doit allégeance à Amir al Mouminine, un membre d’un groupe qui doit obéissance au descendant du Prophète (Soltane Charif) et, enfin, un citoyen de l’Etat moderne dont le Chef est légitimé par la Constitution. Une triple casquette que même les Marocains de l’intérieur ont du mal à porter jusqu’à maintenant. Une marocanité bien alambiquée qui a longtemps interdit à l’entendement occidental de s’y retrouver. Les ONG nationales et internationales ont longtemps peiné à en saisir l’essence et la substance. Les séquelles d’un tel schéma de marocanité habiteront durant deux ou trois générations un imaginaire déjà amplement pétri de pompeuse fierté et de relents machistes. La démakhzénisation progressive, déployée à doses homéopathiques par Mohammed VI, facilitera sûrement l’avènement d’authentiques retrouvailles avec nos compatriotes du monde, déjà suffisamment écartelés entre deux galaxies normatives.
Reconquérir les MDM doit faire l’objet d’une grande politique, d’un grand dessein. Une Fondation et un ministère délégué – on l’a vu – ne peuvent tenir lieu d’une politique migratoire digne de ce nom. Or, un tel dessein implique avant tout la mise en place d’un processus représentatif crédible.

Aussi la représentation des MDM constitue-t-elle une nécessité qui doit figurer au premier rang des priorités nationales. « Comment voulez-vous que je me soucie du destin du Maroc si on refuse de m’y aménager un droit de vote et une opportunité d’éligibilité ? J’ai souvent le sentiment que l’on ne veuille que de mon fric ; tout le reste n’est que folklore ! », s’indigne Ali Mesbahi, ingénieur électronicien chez EADS. Cette question de la représentativité des MDM implique avant tout un grand et dernier coup de balai des anciennes amicales qui ne représentent plus personne et qui se trouvent d’ailleurs hors la loi du fait de l’interruption de leurs assemblées générales depuis deux décennies ! Ces amicales ont longtemps sévi parmi la diaspora, pratiquant un business lucratif où l’abus de biens sociaux, le trafic d’influence, la corruption, la contrebande, la délation et l’espionite tenaient le haut du pavé. Il est donc temps de solder cette époque qui a permis à des ignares et à des agents diplomatiques et consulaires pourris de se goinfrer allègrement sur le dos de populations fragilisées par l’analphabétisme et terrifiées par l’arrogance des administrations centrales et délocalisées.

Perdre à jamais 10% de nos concitoyens ?
Nous savons donc que nos MDM ne sont plus les moutons de panurges d’antan, que le département de l’Intérieur manipulait à loisir et que les défuntes amicales escroquaient à volonté. Ils sont majoritairement jeunes, d’un niveau d’instruction honorable, ambitieux, exigeants et civiquement au point. Qu’avons-nous à leur proposer au chapitre de la représentativité démocratique ? Avons-nous le droit de nous passer d’un tel apport socioéconomique, culturel, éthique et, somme toute, modernitaire ? Avons-nous le droit de perdre à jamais 10% de Marocains par la faute de notre déplacée superbe et notre coupable négligence ? N’est-ce pas malheureux de voir certains de nos leaders politiques défiler en Europe face à des salles presque vides, égrainant les antiennes d’antan devant un parterre de retraités et autres RMIstes ? Alors que ces MDM représentent la partie la plus ingénieuse, la plus dynamique, la plus entrepreneuse, la mieux formée et, « associativement », syndicalement et politiquement la mieux aguerrie, nos ténors partisans tiennent mordicus à leur servir la même soupe démagogique, largement avariée. Au lieu de se pousser pour les intégrer dans le tissu politique, nos politiques persistent à insulter leur intelligence au moyen de scabreuses promesses. Car, que proposent les partis politiques au sujet de la représentativité des MDM ? Rien. Absolument rien. Ces derniers exècrent leur mièvrerie hypocrite. Ils savent qu’ils les craignent, parce qu’ils ont peur de la démocratie interne. D’ailleurs, par incompétence ou peut-être simplement par paresse, le gouvernement ne fait pas mieux : au lendemain de sa nomination, la pauvre Nouzha Chekrouni s’est battue jusqu’aux larmes pour… un local et des meubles !

En tous cas, à ce jour, aucun mode opératoire n’a été proposé pour permettre aux MDM d’élire leurs représentants au sein du Parlement. Certains ont fini par concéder des strapontins au sein du fameux Conseil économique et social (CES) qui n’a pas encore dépassé le prononcé de la Constitution. L’élection du tiers de la Chambre haute vient d’avoir lieu ; les législatives de 2007 approchent à pas de géant. Rien n’a été mis en place, pas même le problématique Haut Conseil des Marocains du Monde que d’aucuns semblent vouloir esquisser à leur taille.
La question est pourtant simple : les Marocains d’ailleurs sont-ils ou non nos concitoyens ? En veut-on encore ? Si la réponse à ces deux questions est oui, alors qu’attend-on pour le leur signifier hic et nunc par les actes appropriés ? Le temps des palabres a assez duré !

La Gazette du Maroc - Abdessamad Mouhieddine

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