Aperçu socio-linguistique sur l’amazighe au Maroc : une identité plurimillénaire

29 juin 2003 - 19h07 - Culture - Ecrit par :

Pour mieux comprendre la situation sociolinguistique actuelle de l’Amazighe en Afrique du Nord, et plus précisément au Maroc, il est important de commencer par considérer le volet historique de cette langue. Les berbères sont les premiers habitants de l’Afrique du Nord (voir Ayache 1964, Julien 1972, Pascon 1977 et Laroui 1977, parmi d’autres).

Les royaumes berbères couvraient les territoires allant de l’Egypte jusqu’au sud marocain. De nombreuses civilisations berbères se sont succédées en Afrique du Nord jusqu’au septième siècle après Jésus Christ. L’identité berbère est donc pluri-millénaire et, par conséquent, constitue une composante de base de l’histoire de toute l’Afrique du Nord. Les travaux anthropologiques, archéo-logiques, sociologiques et linguistiques démontrent cette réalité.

L’arrivée de la première vague des arabes musulmans pendant le premier siècle de l’Hégire a constitué un tournant décisif dans l’histoire de la civilisation berbère sur tous les plans, notamment les plans religieux, culturel et linguistique. Les arabes ont introduit une nouvelle religion, l’Islam, une nouvelle langue, l’arabe, et une nouvelle culture, la culture arabo-musulmane.
Volet historique
Les royaumes et dynasties berbères ne se sont pas éteints avec l’installation des arabes en Afrique du Nord. Pendant toute la période qui sépare l’arrivée des arabes et le Moyen Age, beaucoup de dynasties berbères ont pris le pouvoir dans cette partie du monde. Trois d’entre elles méritent d’être citées : (1) les Berghouatas, (2) les Almohades et (3) les Almoravides. Pendant les règnes de ces dynasties, le berbère était utilisé dans tous les domaines. Cette langue était écrite en lettres arabes jusqu’au douxième siècle. D’après Chaker (1984), il y avait des textes juridiques, scientifiques et théologiques rédigés en berbère pendant cette période. En outre, le Coran a été traduit en berbère pendant cette période. Cependant, le véhicule officiel écrit des monarques berbères a toujours été l’arabe classique.
Au long des siècles, le contact berbère-arabe a progressivement donné lieu à une forme de civilisation et culture hybrides. Cette civilisation a atteint aujourd’hui un tel degré de fusion qu’il est parfois difficile de qualifier quelques uns de ses aspects de purement berbères ou de purement arabes. En outre, des tribus berbères, comme les Ben Yazgha et les Doukkala, ont été complètement arabisées, et des tribus arabes, comme les Aït Seghrouchen, ont été complètement berbérisées. Mais durant des siècles, certaines tribus berbères sont restées intactes dans les régions montagneuses du Grand Atlas et du Rif.
Le processus de l’islamisation et, par conséquent, de l’arabisation dans le sens linguistique du terme, a engendré la propagation du bilinguisme berbère-arabe. Ce type de bilinguisme est le résultat de deux facteurs essentiels : d’une part, la propagation de l’arabe dialectal qui s’est infiltré en Afrique du Nord par l’intermédiaire des soldats pendant le huitième siècle, et d’autre part, l’arrivée au douxième siècle d’arabes musulmans qui ont apporté avec eux une culture de "haute société", un type d’arabe dit "classique" ou "standard" et de "bonnes normes" d’apprentissage littéraire et coranique. L’interpénétration la plus importante des cultures berbère et arabe a eu lieu pendant les onzième, douxième et treizième siècles et était, de part sa nature, vouée à imprégner d’une façon définitive les sociétés nord africaines. Aujourd’hui, le bilinguisme berbère-arabe est l’un des traits les plus caractérisants de cette région du monde. Cette situation est rendue plus complexe avec l’arrivée des français au dix-neuvième et vinghtième siècles. Cette arrivée a naturellement occasionné la propagation de la langue française dans cette région. L’espagnol et l’anglais se sont ajoutés et le résultat est l’émergence d’une situation multilingue des plus complexes mais aussi des plus intéressantes.
Volet Linguistique
D’un point de vue synchronique ou actuel, les sociétés de l’Afrique du Nord sont multilingues. Quatre langues essentielles se partagent le champ linguistique dans cette région du monde : (1) l’arabe standard, (2) l’arabe dialectal, (3) le berbère et (4) le français. Les trois premières langues sont des langues nationales, alors que le français est une langue étrangère. A part ces quatre langues, l’anglais et l’espagnol sont aussi utilisées en Afrique du Nord, mais leur statut social n’est pas aussi avantageux que celui du français. Notons, cependant, qu’il y a une nette montée de l’anglais dans le Maghreb surtout dans le domaine de l’enseignement (voir Sadiqi 1991).
Bien que l’arabe standard, l’arabe dialectal, le berbère et le français intéragissent dans la vie quotidienne des citoyens, leur emploi est souvent dicté par les propriétés sociolinguistiques qui leur sont propres. En d’autres termes, chacune de ces quatre langues a une valeur sociolinguistique déterminée qui émane de la nature des domaines dans lesquels elle est utilisée, ainsi que des fonctions qu’elle assure. Ceci s’explique par le fait que la coexistence de plusieurs langues dans une société donnée fait que généralement chacun des groupes parlants ces langues déploie des stratégies bien définies pour gagner le plus de valeurs matérielles et symboliques possibles (voir Bourdieu 1982 et Boukous 1995). En Afrique du Nord, il y a d’abord deux langues standards qui sont utilisées dans des domaines symboliquement et socialement prestigieux : l’arabe standard et le français. L’arabe standard est la langue normalisée, la langue officielle, la langue de la religion, la langue du pouvoir (exécutif, législatif et juridique), la langue de l’enseignement et la langue des médias. Parmi ces domaines, c’est le domaine religieux qui donne plus à l’arabe standard son statut prestigieux.
Les nord africains (berbères et arabes) sont musulmans et, par conséquent, considèrent l’arabe comme étant la langue sacrée et le véhicule de l’Islam. De ce fait, l’arabe standard est ipso facto la lingua franca par excellence dans tout le monde arabo-musulman.
Bien que le français soit une langue étrangère, il est considéré comme une langue "seconde" et, de ce fait, relègue l’anglais et l’espagnol au niveau des langues purement étrangères. Le français véhicule la modernité, l’ouverture, le savoir et le savoir-faire. Les valeurs symboliques et sociales associées à ces aspects du français sont souvent valorisées et engendrent une attitude plutôt positive envers cette langue bien que les séquelles de la colonisation soient toujours plus ou moins ressenties dans les sociétés maghrébines (voir Ennaji 1991).
En plus des deux langues standarisées, il y a deux langues maternelles en Afrique du Nord : l’arabe dialectal et le berbère. L’arabe dialectal varie d’un pays à un autre et parfois d’une région à une autre dans un même pays, mais partout dans le monde arabe, il est en situation diglossique avec l’arabe standard : alors que ce dernier est utilisé dans les domaines-clés, l’arabe dialectal est utilisé dans les domaines informels et transactionnels, ainsi que dans les médias "populaires".
Quant au berbère, il est parlé dans l’aire géographique qui s’étend de l’Oasis de Siwa et d’Augilia en Egypte jusqu’au sud marocain, mais c’est en Afrique du Nord, plus précisément en Algérie, et surtout au Maroc, que se trouve la plus grande communauté berbérophone.
En effet, c’est le Maroc qui compte le plus grand nombre de berbérophones dans le monde. Les autochtones de ce pays parlent le berbère qui continue à survivre malgré la succession des civilisations punique, romaine, vandale, byzantine et arabe. La survie actuelle du berbère est essentiellement due à la force et au dynamisme qui caractérisent les langues maternelles.
La population berbère n’est pas concentrée dans une zone bien déterminée ; elle s’agglomère dans des zones discontinues. On peut cependant isoler quatre groupes majeurs : (1) le Maroc qui compte le plus grand nombre de berbérophones (50% de la population d’après Boukous 1995), (2) l’Algérie où 25% de la population est berbère d’après Chaker (1990), (3) les populations touaregs des pays sud-sahariens du Niger, Mali et Lybie et qui s’élévent à 1 million et (4) des populations éparpillées en petits groupes en Tunisie (environ 100.000), en Mauritanie (environ 10.000) et à Siwa en Egypte (environ 30.000) d’après Chaker (1990) .

Note
* Professeur de l’Enseignement Supérieur.
Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fès
1. Les sociolinguistes contemporains considèrent qu’il y a trois types d’arabe : (1) l’arabe classique ou l’arabe du Coran et de la littérature pré-islamique, (2) l’arabe standard ou littéraire, qui est utilisé dans les domaines-clés comme le gouvernement et les médias, et (3) l’arabe dialectal qui varie plus ou moins selon les pays arabes.

Par Fatima Sadiqi* pour lematin.ma

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Sujets associés : Amazigh - Etude

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