Cette « tadwira » qui empoisonne notre quotidien

21 septembre 2006 - 19h08 - Maroc - Ecrit par :

Problème de culture ? Perpétuation d’anciennes pratiques ? Les avis divergent mais tous les secteurs sont touchés, y compris la presse.
Les lois existent, elles doivent être appliquées.
Des mesures sont par ailleurs urgentes : ratification par le Maroc de la convention des Nations Unies déjà signée, adoption d’une loi sur la déclaration du patrimoine, création d’une agence dédiée, simplification des procédures administratives.

« Kahwa », « tangia », « tadwira », « lahlawa », « khob », « elgamila »... C’est le lexique très riche et difficilement traduisible de la corruption qui ronge la société marocaine. La petite, celle de tous les jours, que pratiquent parfois ensemble, sans même y penser, le citoyen et le détenteur de l’autorité.

« Dans notre métier, corrompre pour pouvoir travailler est nécessaire. Rien de plus normal, et de plus efficace que de soudoyer pour que ma voiture continue à rouler, et pour continuer à gagner ma vie. La majorité des taxis à Casablanca sont déglingués. Si on veut réellement appliquer la loi, ils sont tous bons pour la ferraille. » Le propos est celui d’un chauffeur de taxi de la place. La tadwira (le pourboire), commence pour un chauffeur de taxi dès le dépôt du dossier pour l’obtention du permis de confiance. Il faut le suivre jour après jour, et il faut, chaque fois, « cracher au bassinet », 20 ou 30 DH au préposé, pour que le dossier ne dorme pas dans les tiroirs. Une formule très connue est débitée à l’adresse du citoyen par les agents de l’administration dans ce cas : « Vous aussi n’oubliez pas votre dossier, venez demander de ses nouvelles ». Les plus généreux, ceux qui donnent 500 DH, verront leur dossier traité plus rapidement. « Dhan essir ysir », tant qu’on « lubrifie le lacet, ça marche ».
Et ce serait valable, selon des témoignages recueillis, à toutes les étapes de la démarche, aussi bien pour l’obtention du permis de confiance, ou pour le dossier d’agrément, qu’au cours de l’exercice du métier de taxieur. « Quand on est arrêté par un policier pour non-respect du Code de la route, et souvent à raison, on n’a pas d’autres alternatives. Il vaut mieux mettre 40 ou 50 DH dans la main de l’agent de la circulation que de se voir confisquer son permis et perdre trois jours dans le dédale des commissariats pour le récupérer, ou être obligé de payer 400 DH. Impossible de conduire 12 heures d’affilée sans brûler un feu rouge ou un stop... ».

En fait, le cache-cache des chauffeurs de taxis avec les agents de la circulation commence avec le pointage matinal obligatoire. Avant d’entamer sa journée, le chauffeur passe devant l’agent qui « vérifie » l’état extérieur de la voiture et la conformité de son numéro avec celui de l’agrément. Ce rituel matinal est sanctionné par les deux dirhams que chaque chauffeur est tenu de glisser dans la main de l’agent en guise de pourboire. Le pactole que ramasse l’agent n’est pas mince si l’on multiplie les deux dirhams par les 9 000 petits taxis qui circulent à Casablanca. Un policier qui contrôle deux mille taxis par jour empochera quatre mille dirhams.

Police de la route et enseignement, deux secteurs très touchés

Dans l’enquête menée par Transparency Maroc (TM) sur la corruption au Maroc en 2002, la première en son genre à avoir décortiqué le fléau, témoignages à l’appui, on peut lire : « La corruption dans la police est un système organisé avec la connivence des intervenants à tous les grades. Ainsi, la corruption serait intégrée au mode de fonctionnement normal de ce corps ».

Sur toutes les routes du Maroc, tant en périmètre urbain que rural, de nombreux usagers se plaignent que policiers et gendarmes leur extorquent de l’argent : chauffeurs de voitures, de camions, et d’autocars... Nous n’avons pas de preuves, mais les témoignages sont innombrables de personnes arrêtées pour contravention au Code de la route et qui reconnaissent avoir soudoyé l’agent pour 40 ou 50 DH afin de ne pas payer les 300 ou 400 DH prévus par la loi.

A qui la faute ? A l’usager corrupteur qui achète l’amende à moindre prix ? Ou à l’agent qui, pour une petite somme d’argent, soustrait le montant légal de l’amende aux caisses de l’Etat ? Les deux sont coupables, dit la loi. Tout un arsenal juridique, fort de plusieurs articles (249 à 256) est en effet prévu par le Code pénal, qui condamne corrompu et corrupteur, la peine encourue pouvant aller d’un à trois ans de prison et de 250 à 5 000 DH d’amende.

Les policiers de la route sont-ils si nombreux à être corrompus ? Rien n’est moins sûr. « Le corps est gangrené, avoue un officier, mais les agents intègres et consciencieux existent, fort heureusement. A mon sens, il faut extirper le mal à la racine. Mais, comment ne pas être tenté quand le salaire d’un agent oscille entre 2 500 et 3 000 DH ? ». Les bas salaires sont-ils effectivement une justification ?

Ils sont l’une des raisons de la prolifération de la corruption mais ne la justifient pas pour autant, répond Azeddine Akesbi, président de TM. « Il faut d’abord que les lois soient réalistes et applicables, explique-t-il, notamment celles qui sanctionnent les infractions au Code de la route. Le projet de Code de la route qui sanctionne une infraction par une pénalité de 7 000 DH est irréaliste. Le contrevenant ne peut payer, ce qui favorise encore plus la corruption et élève son prix. Il faut aussi dire que les agents d’autorité touchent des salaires si bas qu’ils créent des situations potentielles de corruption » (voir entretien ci-dessous).

Mais la tadwira, cette corruption quotidienne, sévit dans toutes les administrations, selon nombre d’études et de témoignages : la palme revient à celles de la santé, de la justice, de la douane et de l’éducation nationale. Les Finances ne sont pas épargnées. La presse et la communication n’échappent pas à la règle. Les rapports de TM et les différents témoignages sont éloquents et le corroborent avec force détails. « Ma femme va à l’hôpital, raconte cette personne, on l’examine et on lui prescrit des traitements, elle leur explique qu’elle n’a pas de quoi les acheter. Ils répondent qu’il n’y a pas de médicaments disponibles dans l’hôpital, mais les gens qui leur donnent 20 ou 30 DH réussissent à obtenir des médicaments gratuits. Mon problème, c’est que je n’ai pas les moyens d’acheter les médicaments ». Ce n’est pas un hasard si le secteur de la santé a été choisi par Azeddine Akesbi, Siham Benchekroun et Kamal El Mesbahi, tous membres de TM, dans leur contribution au dernier Rapport mondial sur la corruption, sorti en janvier 2006, lequel classe le Maroc au 77e rang (pour 2004), alors qu’il occupait le 45e en 1999. La santé, ont-ils dénoncé, souffre dramatiquement des paiements informels sous forme de pots-de-vin empochés par les personnels du secteur. Les trois auteurs en dressent un triste tableau : « Les hôpitaux publics payent le prix fort parce que les revenus potentiels sont perdus, ne sont pas enregistrés ou sont distraits par les personnels médicaux qui abusent de leur poste pour extorquer de l’argent aux malades, et les équipements et les médicaments sont dilapidés ou de mauvaise qualité ».

Le secteur de l’enseignement est aussi pointé du doigt. L’exemple le plus éloquent de la corruption qui y sévit est celui des cours supplémentaires, un fléau que dénoncent élèves et parents. « Notre instituteur, témoigne une collégienne de quinze ans, nous recommande chaque fois de suivre les cours supplémentaires qu’il dispense lui-même en dehors de l’école. Lors de l’examen, on constate que ceux qui suivent son conseil ont toujours les meilleurs notes ». Pire, cette corruption se manifeste très tôt, dès la première inscription de l’élève à l’école, rappellent Hamid Faridi et Mustapha Gassab, deux auteurs qui ont participé à la rédaction de La corruption au quotidien, ouvrage publié en 1999 par TM (éd. Le Fennec). « Les parents sont souvent confrontés à des réticences administratives dues aux imprécisions qui caractérisent toute opération administrative... Ces imprécisions ajoutent à la perplexité des parents déjà mal servis par un manque total d’informations sur l’âge légal, les conditions et les dates d’inscription. Voilà le décor planté et la voie ouverte à toutes sortes de dérapages ».

Refuser la « tadwira » ? On devient hors-norme, une fausse note dans une symphonie bien jouée

La kahwa existe aussi dans la presse. Tous les journalistes et les entreprises de presse ne sont pas corrompus et corrupteurs, loin de là, et la plupart ne réclament rien d’autre à leurs sources que l’information pour faire leur métier. Mais on sait, témoignages à l’appui, que certains journalistes sont fragiles et cèdent à la tentation des pots-de-vin pour encenser tel personnage public ou publier des informations complaisantes. Un écrivain raconte : « Je viens de sortir un livre. Un journaliste m’appelle au téléphone pour proposer un entretien, me demandant sans détour une somme d’argent, dont il précise le montant. Je n’en revenais pas ». Un journaliste rétorque : « Un jour, je suis allé voir un nouveau bâtonnier pour les besoins d’un portrait. A la fin de l’entretien, il m’a glissé une enveloppe. Comme si cela allait de soi. J’ai été profondément humilié. J’ai averti la direction du journal et ce portrait n’est jamais passé ». Comme l’écrit si bien Nadia Salah dans sa contribution à l’ouvrage précité : « Que ce soit sous forme d’enveloppe glissée dans un dossier ou d’offre directe de corruption, il faut savoir que le fait est vécu comme une agression ou un viol par un journaliste. Il est blessé dans sa dignité personnelle et dans sa dignité professionnelle ».

Pour d’autres, la tadwira est vécue sereinement, comme un dû. C’est le cas du guichetier qui soutire 20 DH au citoyen lors de la remise de sa pension de retraite, du préposé à l’état civil qui ne rend pas la monnaie lors de la remise d’un timbre, ou de l’agent bancaire qui accepte une enveloppe lors du dépôt d’un dossier pour un crédit... Plus qu’un phénomène social, « puisque ce dernier est souvent conjoncturel, appelé après un certain moment à se décomposer et à disparaître », la corruption, elle, analyse Abdelkrim Belhaj, professeur de psychosociologie à la faculté des lettres de Rabat, est « un mal intrinsèque à notre réalité sociale quotidienne, elle est entrée dans les mœurs des Marocains. C’est une pratique qui prend la forme d’une « norme », bien ancrée dans la mentalité marocaine, en ce sens que celui qui se refuse à cette pratique est classé hors-norme, une fausse note dans une symphonie qui se joue bien ».

La petite corruption est-elle constitutive de l’ordre social marocain ?
Peut-on lui considérer que cette corruption quotidienne a toujours été constitutive de l’ordre social marocain ? Qu’elle est une sorte de perpétuation du makhzen ancienne formule, un système dans lequel les agents du pouvoir central se payaient directement sur l’habitant ? Le chercheur Najib Bouderbala ne récuse pas cette analyse. Avec l’indépendance, « la société marocaine, avait-il écrit dans un article sur la corruption, n’a pas opéré dans les profondeurs de la conscience sociale de rupture historique avec une situation où le paiement des agents du pouvoir directement par les contribuables était monnaie courante ». Mais l’auteur de l’article met un bémol à cette analyse car il considère que la société marocaine actuelle est régie par la loi. Et « une condition élémentaire de la lutte contre la corruption est donc de faire du respect de la loi un principe constitutif », ajoute-t-il. Il ne s’agit pas uniquement de l’inscrire dans la Constitution, mais « il est nécessaire, précise-t-il, d’encourager l’instauration, dans la conscience populaire, d’une éthique du respect de la loi ». C’est ce que les militants des droits de l’homme ne cessent de revendiquer.

Jaouad Mdidech - La Vie Economique

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