Itinéraire d’un sans-papier

21 octobre 2007 - 15h54 - France - Ecrit par : L.A

Parti clandestinement en zodiac, Miloud El Jabri est rentré de force en Airbus, expulsé de France après six ans de vie à Lille. Et deux mois de grève de la faim, dont son corps garde encore le souvenir.

Derrière son bureau de la mouqataâ d’Oujda, le fonctionnaire a du mal à le reconnaître : après six ans d’absence, Miloud El Jabri, 34 ans, a bien changé. Sous ses cheveux ras et déjà grisonnants, les joues sont creuses. Et sous le polo élimé, le corps a fondu. Six semaines après son expulsion de France, le 23 août dernier, avec son compatriote Hafid El Kaddouri, 29 ans. Miloud a tout juste récupéré quelques kilos des vingt-cinq perdus durant sa grève de la faim. Soixante-dix jours de diète, avec trois litres d’eau et quinze sucres quotidiens pour tenir le coup, en compagnie de cinquante-six compagnons d’infortune du mouvement de sans-papiers de Lille (ville où Miloud et Hafid vivaient depuis six ans). Un retentissant bras de fer qui a opposé le Comité de sans-papiers CSP 59 au préfet du Nord-Pas-De-Calais, Daniel Canepa, pour exiger la régularisation de quelque 530 étrangers, notamment des Guinéens et des Algériens.

Tanger-Lille, aller simple

À la mouqataâ, sous la torpeur de ce début d’après-midi, Miloud est venu légaliser un papier attestant qu’il ne pourra, faute de moyens et de forces, se présenter au Tribunal de première instance de Casablanca le jeudi suivant. Miloud et Hafid (resté à Khémisset avec sa femme et sa fille de deux ans), ainsi que deux autres Marocains expulsés d’Italie, doivent y comparaître. Sur leur convocation est griffonné leur délit : “Immigration clandestine”.

Le 21 mars 2001, Miloud El Jabri avait embarqué “sur un zodiac, avec une vingtaine de personnes, sans payer, raconte-t-il. Arrivés à Almeria, tout le monde s’est dispersé en Espagne. Moi, j’ai pris le premier bus pour Lille”. C’est là que son oncle, sa tante et l’un de ses deux frères sont légalement installés. De retour dans le logis familial du quartier Hay Hassani, quartier pauvre d’Oujda, Miloud raconte sa clandestinité avec pudeur, le sourire chaleureux sans cesse ombragé par un regard grave. Pendant six ans, il a squatté à droite et à gauche, travaillé au noir pour 20 ou 30 euros par jour, dans le bâtiment ou comme serveur dans un café. Rahma, la cadette de ses trois sœurs, attrape un dossier bleu juché sur l’étagère. Dans la pile de papiers, un certificat médical établi à Oujda le 27 août : “Amaigrissement général, anémie, hypotension, oedèmes aux jambes”.

Bras de fer

Fébrile, Miloud extrait un fax à peine lisible, signé du préfet et reçu via une téléboutique du coin, attestant qu’en échange d’un arrêt certifié de la grève de la faim (le 30 août), il s’efforcerait de reconsidérer avec “bienveillance” les dossiers de régularisations des étrangers n’ayant commis aucune infraction et vivant dans le département. Miloud aimerait y croire, même si de telles promesses n’ont abouti, jusqu’à présent, qu’à sa reconduite à la frontière hexagonale. “Le préfet s’était engagé le 26 octobre 2006 pour une régularisation sur la base d’une promesse d’embauche de mon patron de café, rapporte Miloud. Je n’ai jamais reçu les papiers”. Alors fraîchement nommé à la préfecture du Nord, Daniel Canepa, tout droit sorti du ministère de l’Intérieur sarkozien (directeur adjoint puis secrétaire général), temporise, campagne présidentielle oblige. “Il a ensuite prétexté d’attendre le lendemain des législatives de juin”, s’exclame Miloud. Acculés, lui et une soixantaine de personnes, mobilisées par le CSP 59, troquent les manifestations du mercredi sur une place de la ville pour l’occupation de bâtiments publics : la mairie de Lambersart, le bâtiment de travailleurs, puis le campus Lille II. Le 15 juin, le préfet envoie l’artillerie lourde pour évacuer tout le monde : “On a eu droit aux CRS, à la BAC (Brigade anti-criminalité) et à la PAF (Police des airs et des frontières), témoigne Miloud. On a décidé de lancer notre grève de la faim dans le fourgon de police”. Dix jours plus tard, étrangers et militants occupent la Bourse de Travail : ils en sont évacués manu militari le 1er août. “L’équation a changé, c’est la rupture. (…) Grève de la faim égale reconduite à la frontière”, avait annoncé Daniel Canepa, vraisemblablement soucieux de “faire du chiffre”, dans un contexte hexagonal où plus de 25 000 expulsions sont attendues d’ici à fin 2007, et où les préfets trop mous se voient rappelés à l’ordre. Malgré tout, la “ligne dure” ou “jusqu’au-boutiste” du CSP 59 avait suscité des critiques jusque dans certains milieux associatifs, hormis le Mrap (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) et la LDDH (Ligue démocratique des droits de l’homme). Et peut-être précipité l’expulsion d’une quinzaine de sans-papiers. “On n’avait pas le choix”, tranche Miloud, sans regrets. Interpellé le 21 août dans l’hôpital de Tourcoing, où il passait des examens après un mois et demi de grève de la faim, Miloud se retrouve en garde-à-vue au centre de rétention de Lesquin. Tout s’accélère alors : au bout des 48 heures réglementaires, il est acheminé, avec Hafid, à l’aéroport de Roissy, où ils embarquent de force dans l’Airbus du vol Air France 1896. Une fois arrivés à Casablanca, les deux hommes reprennent le chemin du commissariat. “Nous n’avons même pas pu prévenir nos familles, s’indigne Miloud. Et comme je n’avais pas un dirham en poche, ce sont des voyageurs qui m’ont payé le ticket du bus jusqu’à Oujda”.

“Mon cousin Hanino”

“En me voyant arriver, ma mère s’est évanouie”. “Je croyais que mon fils était décédé”, lance en quelques mots rapides ce petit bout de femme. “Il a perdu sa vie et sa santé pour rien”, murmure son père, homme long et sec, un bonnet à demi enfoncé sur le crâne. Depuis son retour à Oujda, l’homme n’a pas eu le moindre contact avec une ONG (à l’exception de Mohamed Nadrani, caricaturiste d’Al Ayyam, militant de l’AMDH et membre fondateur du CSP 59), ni entrevu la moindre perspective de travail. “Les chantiers de construction en France et ici, c’est pas pareil !”, lance Miloud, avant d’évoquer, à demi-mot, la “honte” de son retour.

Aujourd’hui, seul son frère resté à Lille, où il travaille dans le bâtiment et est marié avec une Française, peut faire vivre la famille. Chez les Jabri, la photo de Hanna, le “bébé né en France” il y a moins d’un an, trône encadrée sous un bouquet de fleurs en plastique. Autour de la table du f’tour, on se passe les photos de famille, où apparaît une tête familière. “C’est mon cousin Hanino, la star du raï”, sourit Miloud. “On l’a vu sur Al Jazeera”, s’enorgueillit la mère. N’a-t-il pas pu aider ? “En France, ce n’est pas comme ici, on se débrouille”, anticipe Miloud en tirant sur sa cigarette. Le téléphone sonne : c’est Thérèse, membre de la Croix-Rouge et “marraine” de Miloud. “Elle se porte garante du suivi de mon dossier”, explique Miloud, ne démordant pas d’un improbable retour. “C’est la misère, ici”, lance-t-il en montant à bord de sa camionnette blanche. Sur le terre-plein traversé cahin-caha, un tapis de détritus broutés par les chèvres, bordé de quelques baraquements en tôle ondulée.

Immigration clandestine : La loi 11-11-2003

Le 4 octobre, Miloud El Jabri et Hafid El Kaddouri, ainsi que deux Marocains expulsés d’Italie, devaient comparaître devant le tribunal de première instance de Casablanca, pour le motif “d’immigration illégale”. Ainsi le veut la loi du 11 novembre 2003 “relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc et à l’immigration et l’émigration irrégulières”. En vertu de son article 50, “est puni d’une amende de 3000 à 10 000 dirhams et d’un emprisonnement de un mois à six mois (…) toute personne qui quitte le territoire marocain d’une façon clandestine”. Une aberration juridique, selon la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui précise que “toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et d’y revenir”. Mais une loi dans l’air du temps, idéale légitimation d’une migration criminalisée, sous la pression de l’Union européenne. Quelques jours seulement après la promulgation du texte marocain, de l’autre côté de la Méditerranée, une autre loi donnait un sérieux tour de vis quant à l’entrée et au séjour des étrangers en France : celle du 26 novembre 2003… signée Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur.

TelQuel - Cerise Maréchaud

Bladi.net Google News Suivez bladi.net sur Google News

Bladi.net sur WhatsApp Suivez bladi.net sur WhatsApp

Sujets associés : Immigration clandestine - France - Expulsion

Ces articles devraient vous intéresser :

Forte augmentation de demandeurs d’asile marocains en Europe

L’Union européenne a enregistré en 2022 un nombre record de demandes d’asile. Parmi les demandeurs, de nombreux Marocains dont le nombre a bondi.

Un Marocain très apprécié menacé d’expulsion en France

Alors qu’il se trouve en France depuis plusieurs années, Alae Eddine Ennaimi est menacé d’expulsion. Le jeune homme de 24 ans a été arrêté par la police après un contrôle dans le restaurant où il travaillait.

Des soldats marocains accusés d’avoir tiré à balles réelles sur des migrants

L’Espagne a ouvert une enquête concernant des allégations de tirs sur des migrants tentant de rejoindre les îles Canaries depuis le Maroc. Une association caritative affirme que des soldats marocains auraient ouvert le feu sur ces migrants,...

Éric Ciotti met en avant les liens « très puissants » entre le Maroc et la France

Le président du parti Les Républicains, Éric Ciotti, a plaidé pour la réparation des erreurs passées et critiqué le manque de considération envers le Maroc. Dans une déclaration à la presse, M. Ciotti a souligné l’importance des liens « très puissants...

Affaire Hassan Iquioussen : les avocats de France vent de debout contre la décision du Conseil d’État

Le Syndicat des avocats de France (SAF), le Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI) et Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) apportent leur soutien à l’imam de Lourches Hassan Iqioussen visé par un avis d’expulsion de...

Ancien Gilet jaune, Abdel Zahiri menacé d’expulsion au Maroc

Abdel Zahiri, un Marocain de 44 ans, a récemment reçu une obligation de quitter le territoire français de la part de la préfecture de Vaucluse. Fiché S, il avait auparavant été incarcéré pour son implication dans le mouvement des Gilets jaunes.

Décès de Malika El Aroud, « La Veuve noire du Jihad »

Malika El Aroud, condamnée pour terrorisme en 2008, est décédée à l’âge de 64 ans. Cette femme, qui avait la double nationalité belge et marocaine, avait été déchue de sa nationalité belge en 2017 pour avoir « gravement manqué à ses devoirs de...

Hassan Iquioussen vs Gérald Darmanin : la justice se prononce aujourd’hui

Le tribunal administratif de Paris examine l’arrêté d’expulsion de Hassan Iquioussen, pris par le ministère de l’Intérieur, Gérald Darmanin, en juillet 2022. Cette audience déterminante permettra de statuer sur la possibilité de l’imam de revenir en...

Les Marocains parmi les plus expulsés d’Europe

Quelque 431 000 migrants, dont 31 000 Marocains, ont été expulsés du territoire de l’Union européenne (UE) en 2022, selon un récent rapport d’Eurostat intitulé « Migration et asile en Europe 2023 ».

La France expulse au Maroc le Gilet jaune Abdel Zahiri

L’activiste Abdel Zahiri a été expulsé de France la nuit dernière suite à une obligation de quitter le territoire. D’origine marocaine, il était connu pour son engagement dans le mouvement des Gilets jaunes.