Comment la jeunesse marocaine voit la vie

17 juin 2008 - 11h06 - Maroc - Ecrit par : L.A

Que désignent les vocables tels « sat », « sata », « haqt », « kabbad », « sarkkal »… ? Vous donnez votre langue au chat, et c’est tout naturel, puisque ces termes font partie du registre jeuniste. Lequel se présente comme un sociolecte, pour reprendre le néologisme de Roland Barthes, c’est-à-dire un système de signes linguistiques propre à un milieu, en l’occurrence celui des jeunes.

Ou encore comme une sorte de langue verte dans laquelle jaspinent les jeunes afin que les adultes ne comprennent pas ce qu’ils disent. Voilà qui est symbolique du souci des 15-30 ans de prendre leurs distances avec leur aînés.

Les jeunes ne haïssent pas les adultes, ils s’efforcent seulement de ne point leur ressembler

Il n’y a pas que le langage qui désunisse jeunes et moins jeunes ; il y a aussi les goûts. Quand leurs parents se laissent bercer par les voix de miel de Abdelhadi Belkhayat, Abdelwahab Doukkali ou Naïma Samih, les teenagers s’enflamment pour le hip-hop, le rock, le hard rock, le metal (néo et black) ou la musique tecktonik. Soupirer après les années perdues, les sentiments simples, les amours improbables et les rêves fracassés n’est pas leur tasse de café.

C’est quand ça pulse et électrise qu’ils prennent leur pied. Pour eux, Nass Al Ghiwane, Jil Jilala sont des reliques respectables. Mais pour les copains, la vie ne peut se chanter que sur les accords de la musique dite « alternative ».

Les icônes des jeunes s’appellent Metallica, Iran Maiden, 50 cent, Tokio hôtel, Bigg, Fnaïre, H-Kayne, Hoba Hoba Spirit, Dayzine..., qu’ils regardent sur M6 music, Fun TV, MTV, Music Box Big day TV, ou écoutent sur CD ou à la radio.

Avec une frénésie qui hallucine leurs parents. « Mon fils, qui a 16 ans, passe tout son temps l’oreille scotchée à son baladeur, se plaint cette mère quadragénaire. Si au moins il écoutait de la bonne musique ! Pensez-vous ! Exclusivement du rap, du rock et du metal. Il y est accro. J’ai beau l’avertir qu’il risque de se faire crever les tympans par ces musiques assourdissantes, rien n’y fait ».

Pour se distinguer des adultes, les jeunes, pris par la fièvre de la sape, s’habillent différemment. Sur le modèle de leurs idoles. Chacun selon ses préfèrences musicales : T-shirts et baggies ; jeans et blousons de cuir, débardeurs à capuche, baskets ou espadrilles, couleur noire ou fluo, avec des accessoires qui évoquent une séance de sadomasochisme, mitaines, serre-poignets, ceintures cloutées, chaînes et tout le toutim. A faire hurler de rage leurs parents quand ils les voient ainsi attifés.

Mais les gosses s’en moquent comme de leur dernière chemise. « Mes parents se mettent en colère contre moi à chaque fois que je porte une tenue qu’ils ne trouvent pas convenable. Mon père a dû une fois employer la manière forte pour m’empêcher de sortir dans la rue avec une coupe metal. J’ai fait une fugue. Depuis, il me laisse libre de mes choix vestimentaires », raconte une lycéenne.

Langages différents, goûts musicaux différents, comportements vestimentaires différents. De là à conclure à un conflit des générations, il y a un pas qu’il serait malvenu de franchir. Les jeunes ne haïssent pas leurs parents, ils tiennent seulement à ne pas leur ressembler. L’adolescent en révolte contre sa famille et pressé de claquer la porte est un spécimen révolu. Aujourd’hui, il s’efforce d’éviter papa et maman en raison de l’incommunicabilité entre jeunes et adultes. Sans plus.

« Je dois du respect à mes parents, parce qu’ils m’ont mis au monde et qu’ils me nourissent et payent mes études, confie Hicham. Sauf que, lorsque nous sommes réunis, généralement autour des repas, nous n’avons rien à nous dire. J’ai l’impression que nous appartenons à deux mondes séparés ».

Entre enfants et parents, l’incommunicabilité

Quelles sont les raisons d’une telle incommunicabilité ? Le non-partage des mêmes valeurs. Halim, 19 ans : « Mon père est plein aux as, ce qui ne l’empêche pas de courir sans cesse après le fric. Pour ses affaires, il est absent de la maison trois jours sur sept. Je me sens délaissé. Quand il est présent, il tente de se racheter en me passant tous mes caprices, en m’inondant de cadeaux et en me permettant d’aller en discothèque. Mais je lui en veux, comme à tous les adultes, de me négliger par amour de l’argent ».

Ce à quoi Sofia rétorque : « Halim a de la chance d’avoir un père fantôme. Le mien rentre toujours à 19 h pile, pour épier mes faits et gestes. “A qui parles-tu, au téléphone ? Habille-toi plus décemment ! Je t’interdis de sortir à cette heure-ci !”, voilà mon lot quotidien. J’étouffe. Moi, quand j’aurai des enfants, je les laisserai souffler un peu, je ne mangerai pas leur liberté, d’aucune façon ». Pour les uns, les parents sont trop permissifs, pour les autres trop rigides. Dans tous les cas, les parents ne trouvent pas grâce aux yeux de leur progéniture.

Passer le temps est la principale préoccupation de la jeunesse actuelle. L’ennui, la monotonie, la routine l’incommodent. Sur quinze jeunes interrogés, aucun ne semble porter l’école dans son cœur, à cause de l’ennui qu’elle secrète. Leitmotiv : « On y perd son temps » ; « On n’y apprend rien » ; « Les profs sont pires que nos pères » ; « Nos parents feraient mieux d’épargner leurs sous plutôt que de les dépenser pour nos études qui nous conduiront de toute façon au chômage ». Fin de citation. Pour tous, l’école est un carcan, une prison, une belle inutilité. Ils s’y rendent par contrainte, et les cours finis, ils s’empressent de cultiver des plaisirs plus ragoûtants.

La musique y occupe une place centrale. On s’en empiffre en bande dans les coins de rues, quand on est fauché comme les blés, ou dans les discothèques chics pourvu qu’on n’ait pas la bourse plate. Les boîtes élégantes de la Corniche casablancaise ou de Marrakech sont peuplés, le week-end, d’une jeunesse dorée, s’éclatant sans retenue, histoire de retenir la nuit, et ne s’asseyant que pour siroter un verre. Ne pas se méprendre : les jeunes ne sont pas solubles dans l’alcool.

Ils en usent souvent modérément. S’ils sont enclins à une consommation joyeuse, d’eux-mêmes, ils veillent à ne pas se détruire. Ni dans la boisson ni dans les paradis artificiels. Aucune commune mesure avec les jeunes des seventies, pour qui l’excès en toutes choses était la règle. « Dans une soirée, je ne prends pas plus d’un verre de gin ou de vodka, afin de me sentir bien, confime Karim, 26 ans. Quant aux drogues douces, ce n’est pas mon style. C’est chez les adultes qu’on trouve des pochards et des junkies. Pas chez les jeunes ».

Musique, sape et drague sont les préoccupations des jeunes d’aujourd’hui

Aiguillés sur le chapitre de la religion, les jeunes, ceux que nous avons rencontrés, élèvent en chœur une vive protestation : « Par la faute de quelques fanatiques de notre âge, on a confondu tous les jeunes dans l’accusation d’intégrisme, voire de terrorisme. Notre islam est sain, nous le vivons sainement, dans un esprit de paix et de fraternité ». La majorité sont croyants mais non pratiquants, sauf pour le Ramadan. « Mes parents, qui ont longtemps vécu aux Etats-Unis, ne pratiquent pas le jeûne. Mon frère et moi l’observons. Pour moi, c’est un mois réellement sacré. Pour mes amis, aussi », lance Naïma, du haut de ses dix-huit printemps. Une fille voilée se mêle à la conversation. Elle se croit obligée de mettre les points sur les « i ». « Je porte le voile uniquement sous la pression paternelle. Si ça ne tenait qu’à moi, je l’aurais volontiers ôté », dit-elle.

Rabha, elle, associe un voile dissuasif à un jean moulant. Nul mystère. « Mes parents me forcent à porter la tenue islamique. Je leur obéis. Mais j’ai toujours dans mon cartable un pantalon de rechange et un nécessaire de maquillage. Une fois arrivée à la fac, je m’enferme dans les toilettes pour me changer et me maquiller. A la sortie, je me démaquille et je remets ma robe informe », explique-t-elle. Drôle de gymnastique, très en vogue chez les jeunes filles en fleurs, si l’on en juge par les tenues improbables qu’elles arborent dans ce café du Parc de la Ligue arabe.

Autre sport préféré des jeunes : la drague. Filles et garçons s’y adonnent avec zèle. Pas de recherche de l’âme sœur, juste pour le côté amusant de l’exercice. Les couples se font rapidement et se défont à la même vitesse, le papillonnage est de mise. « Le coup de foudre, la passion amoureuse et tout ça, ce n’est que dans les romans qu’on les trouve, tranche Abla. Dans la réalité, rien de tout ça. Quand un mec te fait du gringue, c’est juste pour te sauter ». Voilà qui est crûment dit, et dont les jeunes, dans leur ensemble, semblent convaincus.

Tout en goûtant les délices de la conquête, les jeunes n’en récoltent pas les fruits. Tabou de la virginité oblige. On se fait des mamours, on se bécote goulûment, on se caresse, mais on ne va pas au-delà de ces innocents attouchements. Les garçons en ressentent un sentiment de frustration, les filles trouvent que c’est dans l’ordre des choses. « Toutes les filles ne pensent qu’à se marier un jour. Avec un bon parti, riche de préférence. Or, quand on perd sa virginité, on devient une marchandise dépréciée. C’est comme ça au Maroc, et cette mentalité ne changera pas de sitôt », se justifie Aïcha.

La jeunesse, une étape tumultueuse, remplie de blues devant l’avenir

On ne peut laisser dire à personne que 20 ans est le plus bel âge de la vie. Etre jeune, aujourd’hui, reste une étape tumultueuse, remplie de blues quant à l’avenir. En effet, c’est surtout la peur de l’avenir qui tenaille jusqu’à donner froid dans le dos. On voudrait davantage de jeunes pour qui le mot « adulte » sente la belle vie. Pour l’écrasante majorité d’entre-eux, la sortie de l’adolescence ferait plutôt cauchemarder. Ils aimeraient conquérir leur autonomie, et pourtant ils redoutent l’instant où, après avoir quitté papa-maman, ils seront abandonnés à eux-mêmes.

Ce qui prend les jeunes à la gorge, c’est toujours les interrogations sur l’argent et le travail. La crainte d’en manquer. La peur du chômage, du déclassement et de l’exclusion. Les jeunes de milieux défavorisés vont évidemment plus loin dans l’obsession de « ramener de l’argent ».

Mais tous y sont hypersensibles. A force d’avoir peur de l’avenir, ils finissent souvent par clamer qu’ils ne sont pas pressés de devenir adultes. Du coup, c’est le modèle Peter Pan qui plaît. Les plus jeunes reportent l’échéance à leur majorité légale, mais les jeunes majeurs situent le moment de la vraie mue plus loin. Ce sont des « adultolescents » .

Source : La vie éco - Et-Tayeb Houdaïfa

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