Depuis la promulgation de la nouvelle loi « asile et immigration » en France, les expulsions sous OQTF visent désormais plusieurs catégories d’étrangers autrefois protégées par la loi.
Il est 20 heures, et la « patrouille » commence à arpenter les rues sombres et glaciales du centre d’Anvers.
Une brigade civile composée d’un trio improbable : deux jeunes d’origine marocaine, dont l’un coiffé d’un keffieh, et une militante anarchiste flamande, tout de noir vêtue. Depuis trois semaines, la Ligue arabe européenne (LAE), un mouvement fondé il y a deux ans à Anvers, a décidé de surveiller tous les soirs les « mauvais flics » qu’elle accuse de racisme envers les jeunes issus de l’immigration. Le petit groupe arpente au pas de charge le quartier populaire de Borgherout sans croiser l’ombre d’un policier. Les forces de l’ordre ont pour consigne d’éviter toute rencontre fortuite.
Le souvenir des émeutes qui ont enflammé le centre d’Anvers, le 26 novembre, après le meurtre d’un jeune professeur marocain de théologie islamique par un voisin belge est encore dans toutes les têtes. Accusé par les autorités d’avoir déclenché les troubles, le fondateur de la LAE, Abou Jahjah, a été arrêté et emprisonné durant cinq jours, avant d’être relâché avec interdiction de participer à toute manifestation pendant trois mois. Aujourd’hui, il triomphe. « Depuis mon arrestation, des centaines de jeunes nous ont rejoints », assure-t-il à Libération.
Confusion. Les autorités belges paraissent désarçonnées par l’irruption de la LAE. « Ce mouvement essaie de susciter l’animosité entre les différents groupes qui habitent dans notre ville », dénonce, dépitée, la bourgmestre (maire, socialiste), Léona Detiège. Quelques jours après les émeutes, un cocktail Molotov a été lancé contre la plus vieille synagogue de la ville, occasionnant des dégâts mineurs. Nathan Ramet, l’un des représentants d’une communauté juive forte de 20 000 membres, témoigne de l’inquiétude sourde qui tenaille les siens. Et de la confusion qui s’installe : « Certains juifs commencent à éprouver de la sympathie pour le mouvement d’extrême droite flamand, le Vlaams Blok, considérant qu’il est peut-être le meilleur rempart contre la menace islamiste. »
Car la LAE n’a pas fait irruption n’importe où. Lors des dernières élections municipales, il y a deux ans, le Vlaams Blok a engrangé plus du tiers des suffrages à Anvers. Ce port de 450 000 habitants est géré depuis par une large coalition unie dans le refus de l’extrême droite. Aujourd’hui, cette formation qui inonde les boîtes aux lettres de publications dénonçant l’islamisation rampante de la société belge et la menace terroriste, se frotte les mains : à six mois des législatives, elle table sur une augmentation de deux à trois points de son score, autour de 17 à 18 %. « La LAE est un cancer qu’il faut extirper de toute urgence de notre ville », martèle son dirigeant, Filippe Dewinter.
Menace islamiste ? Dans le cybercafé qui lui sert de quartier général à Anvers, la LAE affiche certes un étendard islamique aux côtés du drapeau palestinien. Mais derrière les larges baies vitrées ouvertes à tous les regards, ce sont des jeunes imberbes en basket qui surfent sur le web. L’un des responsables de la LAE, Ahmed Azzuz, clame : « Nous sommes opposés à toute forme de fondamentalisme. » « Nous demandons simplement que nos droits au logement, à l’enseignement, à l’emploi soient respectés tout en préservant notre identité arabo-musulmane », renchérit Abou Jahjah. Parmi les acteurs qui, sur le terrain, oeuvrent à l’intégration, nul ne conteste la réalité des discriminations qui frappent les jeunes issus d’une communauté immigrée évaluée à 30 000 personnes à Anvers. Mais la LAE pose, à coups de provocations, cette problématique dans des termes inédits et dérangeants pour la société belge. « L’Etat doit accepter la réalité de la multiculturalité », dit Abou Jahjah.
Rumeurs. A Anvers, les rumeurs vont bon train sur les objectifs réels poursuivis par le fondateur de la LAE, dont le parcours suscite nombre d’interrogations. Né au Liban, ce jeune homme de 31 ans débarque en Belgique au début des années 90. Se disant en rupture de ban avec le Hezbollah, il demande en vain le statut de réfugié politique. Marié à une Flamande, il obtient finalement la nationalité belge et divorce peu après. Etudiant en sciences politiques à l’Université catholique de Louvain, il milite au sein d’un syndicat proche du Parti socialiste, avant de fonder une association pro-arabe, El Rabita, transformée depuis en Ligue arabe européenne. Pourquoi s’est-il installé à Anvers ? « J’avais envie de découvrir une nouvelle culture et une nouvelle langue. » Comment finance-t-il les activités de la LAE, qui recourt à un aréopage d’avocats pour échapper à toute poursuite judiciaire ? Mystère. En revanche, il clame ouvertement qu’Anvers, « bastion du sionisme européen », doit se transformer en « La Mecque de l’action propalestinienne ».
Une chose est sûre : Abou Jahjah est en train de fédérer les jeunes « Marocains » des quartiers populaires d’Anvers. L’exécutif des Musulmans de Belgique, l’organisme représentatif de la communauté, critique ses méthodes, mais partage certaines de ses revendications. « Nous demeurons des citoyens de seconde zone dans ce pays », avoue son président, Nordin Maloujahmoum. Enquête. Les autorités locales ont le sentiment amer que le travail de terrain, mené depuis plusieurs années dans les quartiers « difficiles », est réduit à néant. Oscillant entre fermeté et dialogue, le gouvernement de Bruxelles est lui aussi pris au piège. La justice enquête sur Jahjah sans résultat pour l’instant. A ceux qui l’accusent de faire le jeu du Vlaams Blok, ce dernier rétorque : « Ce parti est déjà virtuellement au pouvoir à Anvers, car sous prétexte de le contenir, l’équipe municipale exécute son programme. » l
Par Thomas HOFNUNG
lundi 16 décembre 2002
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