’Le mal-être arabe’

14 février 2006 - 11h39 - Maroc - Ecrit par : Bladi.net

Discriminations, politique, avenir, Les « Arabes » de France vivent dans une situation difficile leur admission dans le système français. Karim Bourtel, co-auteur d’un livre avec Dominique Vidal répond aux interrogations que se posent les enfants d’immigrés.

Votre livre s’intéresse au mal-être de ces centaines de milliers d’enfants d’immigrés nord-africains. On sent dans la presse et en règle générale la difficulté pour les nommer. Pourquoi avoir choisi « arabes » au lieu de beur ou français d’origine musulmane ?

Pour une raison simple : la société française, dans son ensemble, perçoit toujours l’enfant de Maghrébin, le musulman et même le Berbère - qui ne se définit pourtant pas ainsi - comme un Arabe. L’important, c’est qu’il ait quelques uns des traits considérés comme caractéristiques : la pigmentation de la peau, la texture capillaire, le patronyme, l’accent L’épicier qui nous dépanne le soir, c’est l’« arabe du coin », pas le Berbère, le Chaoui, le Marocain ou l’Algérien ! En ce sens, le mot « arabe » constitue bien le plus petit dénominateur commun entre les centaines de milliers d’enfants d’immigrés nord africains. L’autre raison, c’est que je trouve qu’il y a une fierté d’être et à se dire Arabe - une histoire, une culture, une civilisation derrière. Je n’en trouve pas dans « Beur », « issu de l’immigration », « première, deuxième ou troisième génération ». Je dirai même que ces mots, tellement laids et rejetés par tous les concernés (à de rares exceptions) nous enlèven t même la possibilité de tirer quelconque orgueil de nos origines. C’est même à se demander si cette intention n’a pas précédé cette appellation

On entend souvent que les « Arabes » de France ne se sentent pas français. S’agit-il d’une difficulté à se sentir membre de la nation française ou est-ce le fruit des discriminations qui ne les « rend » pas français ?

Pour se sentir français, encore faut-il être considéré par ses semblables comme un français. Or, force est de constater qu’aujourd’hui, la grande masse des Français X,Y ne sont pas traités en tant que tel. J’en veux, pour preuve, l’ampleur des discriminations raciales, attestées dont ils sont victimes dans tous les domaines, et ce dès leur plus jeune âge. La marginalisation commence par la ghettoïsation dans la périphérie de nos villes, dans des quartiers dits « sensibles » abandonnés par l’Etat, les services publics et les forces politiques. La mise à l’index se poursuit à l’école où beaucoup expérimentent le racisme pour la première fois. Beaucoup se retrouvent scolarisés dans des ZEP (Zones d’éducation prioritaires) ou des ZS (Zones sensibles) qui manquent cruellement de moyens. Un exemple : Dans l’académie de Bordeaux, 40% des élèves maghrébins, africains ou turcs - soit moins de 5% de la population scolaire locale - se concentrent dans seulement 10% des collèges. Une fois sortis de l’école, ils doivent encore trouver un travail. A compétences égales, un Mohammed de banlieue a 6 fois moins de chances d’obtenir un entretien d’embauche qu’Alain de Paris. Sans parler de leur possibilité d’accéder à la culture, aux loisirs et jusqu’aux soins médicaux. Dans de telles conditions, comment peuvent-ils raisonnablement se sentir traités comme un français ? Et même les plus fantasques sont rappelés à l’ordre : seul un Français sur trois se dit prêt à élire un président musulman (contre 90% pour un candidat juif)

Les Arabes de France sont peu impliqués dans la politique (2 sénatrices et aucun député) à la différence de nombreux pays européens (comme la Belgique par exemple). Quel est l’endroit où « ça coince » (discrimination des partis, représentativité faible des candidats, peur du racisme) ?

Ils ne sont pas moins impliqués que leurs concitoyens de culture franco-française, franco-italienne ou franco-polonaise. Pourquoi le seraient-ils ? À l’instar, des autres jeunes Français, vous trouverez des gens très engagés politiquement, d’autres désillusionnés, indifférents ou amers à l’égard du fait politique et de leurs représentants. Le problème n’est pas dans leur engagement, mais dans la place qui leur est faite au sein des sections locales et des partis. Si les appareils politiques persistent à les cantonner dans des tâches subalternes, type collage d’affiche, et à les exclure de leurs organes décisionnaires, comme cela se fait aujourd’hui, leurs aspirations à s’engager politiquement en prennent un coup. Pour les « Franco-Maghrébins », le rapport au pouvoir politique n’a été qu’une longue histoire de promesses jamais tenues et d’instrumentalisation démagogique de leur vote, puis d’indifférence une fois les échéances électorales passées. Ils sont instrumentalisés pour s éduire leurs « semblables », mais toujours écartés des instances dirigeantes. Comme vous l’avez dit, il n’y a, à l’heure actuelle, aucun « Arabe » à l’assemblée nationale. Et, lors des dernières élections régionales, quelques-uns - une trentaine sur plus de 1 000 élus de gauche - ont enfin été élus sous l’étiquette de gauche, mais au prix d’une bataille de chiffonniers inimaginables, au moment de la constitution des listes. En outre, la plupart d’entre eux n’ont pas été promus par conviction égalitariste, mais dans une surenchère avec la droite, qui s’embourbe dans la démagogie et le clientélisme de bas étage. Même tendance au niveau des municipalités où les rares conseillers « arabes » n’échappent pas à une assignation identitaire du type « des Beurs pour les Beurs ». Pour l’essentiel, ils s’occupent des quartiers, de l’exclusion, de la lutte contre la toxicomanie... Tout le monde court après le « vote arabe » - quatre à cinq millions de musulmans en France, selon le ministère de l’I ntérieur, et combien d’électeurs ? -, mais aucun parti politique ne veut vraiment d’eux dans ses appareils

Le récent amendement sur la colonisation « positive » a mis le feu aux poudres dans les travées de l’assemblée nationale et dans le paysage politique. Pourquoi la France a du mal à faire face à son histoire et comment les Arabes le ressentent ?

La France a du mal à faire face à son histoire parce qu’elle refuse de faire l’examen de ses pages les plus sombres. N’oubliez pas que cela ne fait que 4 ans que l’on parle de la guerre d’Algérie. Jusque-là, le terme consacré était « évènements ». C’est dire l’ampleur des blocages neuropsychologiques. L’article 4 de la loi du 23 février 2005 n’avait pas d’autre but que de réhabiliter le colonialisme. Cette tentative-là montre clairement comment des représentants de la Nation - et ne nous mentons pas, une part non négligeable de laopulation - refusent d’accepter les changements effectifs qui se sont opérés dans la société française au cours des cinquante dernières années. Pour preuve, notre « francité » est sans cesse questionnée et la « blanchitude » de l’assemblée nationale en est révélatrice. Autrement dit, pour tous les Morad et Latifa, l’histoire de leurs parents ne fait officiellement pas partie de l’histoire française. A l’école, on continue d’enseigner la bataille de Poitier s (732) comme une date fondatrice de l’histoire française. Mais, jamais on ne parle du rôle des troupes coloniales dans la libération de la France en 1945, notamment en Provence où ils constituaient 50% des troupes.

Quels sont, selon vous, les conditions pour que la France surmonte ses difficultés et qu’on arrive à vivre ensemble dans le respect des différences ?

Il n’y a pas à tergiverser : Il faut « suer » pour avancer vers l’égalité. Parce qu’il y va de l’avenir de la France. Il y a peu, l’opinion publique française s’interrogeait sur le moral du pays, que l’on disait morose. Ce qui est sûr, c’est que la France peine à se renouveler. À tous les niveaux. Je crois que l’un des remèdes serait de restituer un peu de justice sociale, en revisitant notamment notre système de reproduction des élites. À ce jour, les entreprises, les arts, l’intelligentsia française, etc., vivent amputés d’une partie de la population, écartée en raison de son patronyme, de son lieu de résidence ou de sa foi. Si la France ne traite pas enfin tous ses jeunes en citoyens égaux, elle risque d’aller dans le mur. La crise des banlieues en octobre dernier était un avertissement retentissant. Maintenant, comment faire pour avancer vers cette égalité ? Il faut rompre avec les logiques actuelles et engager une politique radicalement nouvelle, avec des objectifs claires : détruire les ghettos et assurer une réelle mixité sociale dans les villes françaises ; combattre sans complaisance les discriminations raciales, en appliquant la loi dans toute sa rigueur, et assurer non seulement des promotions individuelles, mais aussi une promotion de la grande masse. Autant de buts qui exigent une volonté politique réelle mais surtout des financements considérables.

Le mal-être arabe, enfants de la colonisation, Editions Agone - 2005

Source : Libération

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