Moulay Hicham : L’homme qui voulait être Roi

28 août 2002 - 17h27 - Maroc - Ecrit par :

Cousin de Mohammed VI et numéro deux dans la succession au trône, le « prince rouge » est plus que jamais en rupture de ban avec le pouvoir. Qu’est-il ? Que veut-il ? Jusqu’où ira-t-il ?

Quelque part entre Casablanca et rabat, une nuit humide de décembre 2001 : « Il faut que vous le sachiez, la famille n’en peut plus, notre cousin a dépassé les limites, il est devenu complètement incontrôlable. Son ego démesuré lui a fait perdre la tête. Cela suffit, Monsieur, cela suffit. » L’homme qui parle ainsi dans le salon d’une villa du bord de mer est un Alaoui, membre de la famille royale et proche du roi Mohammed VI. Le ton est plus calme, plus déterminé que ne le laisse supposer la dureté du propos. L’hôte de ce soir n’ignore pas qu’il se confie à un journaliste et la rencontre a même eu lieu tout exprès. « Je peux vous assurer de ceci : Sa Majesté ne le supporte plus. Cela fait seize mois qu’il est interdit du palais et ce n’est près de s’arranger. »
Rabat, quartier du Souissi, le lendemain : « Je suis un exilé dans mon propre pays, un citoyen du monde basé au Maroc. » Tenue de jogging, barbe broussailleuse, Moulay Hicham ben Abdallah, cousin du germain du roi, numéro deux dans l’ordre de la succession au trône et prince dissident en rupture de ban, ne revendique pas, lui, l’anonymat. Dans sa villa cossue, à la chaleur d’un feu de bois très cosy qu’alimente un serviteur en veste blanche, le fils aîné de Moulay Abdallah, 38 ans le 2 mars 2002 , égrène la longue liste des « persécutions policières » dont il affirme être l’objet. « Le petit peuple, vous savez, s’identifie à moi, il sait que, comme lui, je suis victime de l’arbitraire. » Un chaouch apporte du thé. « Mais l’histoire, j’en suis convaincu, me donnera raison... »

Au cœur d’une transition délicate.
Il ne se passe pratiquement pas une semaine, depuis la rentrée politico-médiatique marocaine de septembre 2001, sans que ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Moulay Hicham » ne défraie la chronique des salons et des journaux du royaume. Certes, dans un pays où tout ce qui touche au roi et à sa famille demeure tabou, la presse se contente de compter les points ou, quand il est favorable au « prince rouge », d’exonérer soigneusement le souverain de toute responsabilité dans le « harcèlement » parfois cocasse dont son cousin est le héros. Mais ce qui s’apparente parfois à un Dynasty à la marocaine est aussi, avant tout, une histoire sérieuse. Parce qu’il s’agit la de la première dissidence ouverte au sein de la famille royale depuis des lustres et parce que cette image brouillée de la monarchie contestée de l’intérieur apparaît au plus mauvais moment, au cœur d’une délicat transition entre deux règnes et à quelques mois d’élections législatives à haut risque. « Prince démocrate », « princes des lumières » partisan d’une évolution « à l’espagnole » de la monarchie pour les uns, « prince revanchard », « prince ambitieux, inconsolable de ne pas être roi » pour d’autres, « simple joueursans autre but que de plaire ou de nuire » aux yeux de certains de ses ex-amis, Moulay Hicham ne laisse personne indifférent. Qui est-il ?

Atmosphère shakespearienne
Le fils de son père tout d’abord, Moulay Abdallah, frère cadet du roi Hassan II, disparut il y a près de vingt ans, le 20 décembre 1983. Bel homme, intelligent, au contact facile, grand chasseur, amateur de belle femmes et de bonnes bouteilles, Moulay Abdallah avait-déjà-la réputation d’être un « progressiste » proche de la gauche et voulait-lui aussi- tenir une place. Or, au Maroc, hier comme aujourd’hui, en dehors du prince héritier, dont les fonctions sont au demeurant symboliques, les princes royaux ne jouent strictement aucun rôle. Toute sa vie Moulay Abdallah conserva donc l’image du « bon prince », que la dureté du roi contraignait à l’oisiveté. Il en souffrit, et Hicham fut le spectateur de cette impuissance. Le fils de sa mère ensuite, Lamia, libanaise de naissance, elle même fille de Riad Solh, premier ministre assassiné en 1949 et la figure majeur de la bourgeoisie sunnite de Beyrouth. Longtemps mal intégré au sein de sa belle famille-les alaouites ont la réputation d’être très fermés-, la mère de Moulay Hicham eut avec son époux deux autre enfants, plus jeunes, Zeineb et Ismaïl, tout deux « parfaitement makhzénisés », confie aujourd’hui, non sans une pointe de perfidie, leur frère aîné. Lamia, qui vit toujours à Rabat, a deux sœurs qui n’ont pas été sans influence sur le destin de Moulay Hicham. Mouna a épousé le prince saoudien Talal, demi frère du roi Fahd, dont le fils El-Walid, richissime et réputé libéral, est donc son cousin germain. Quant à Alia, célèbre et talentueuse journaliste arabisante qui résida longtemps à demeure dans une suite de l’hôtel Crillon à Paris, elle a toujours été, notamment dans les colonnes du Nahar de Beirouth, l’avocate de la cause palestinienne. Ce milieu moyen oriental, à la fois occidentalisé et (très) fortuné, a vite ouvert au jeune Hicham les portes des palais de Riad, d’Amman, de Dubaï et d’ailleurs. Y compris lorsque celles de rabat lui étaient fermées.
Un père souvent absent, une mère qui ne se fit jamais à l’atmosphère shakespearienne de la cours chérifienne, une éducation offshore (l’école américaine de Rabat et non le collège royale comme ses cousins) : il n’en fallait pas plus pour que Moulay Hicham cultive sa différence et pour que naisse ce qu’il faut bien appeler un complexe de supériorité. Lorsque Moulay Abdallah meurt-et après qu’Hassan II ait longtemps sangloté sur sa dépouille-, Hicham réunit tout le personnel de la maison de son père- domestiques, secrétaires, conseillers...-pour leur annoncer l’avènement de leur nouveau chef :lui. Il a 19 ans et l’armada des serviteurs se tient coite. Moulay Hicham est encore en principe sous le tutorat de son oncle le roi. Mais le jeune homme a du tempérament et de l’ambition. Il n’avait pas 15 ans, dit-on, que, déjà, il ne supportait pas qu’un policier oublie de le saluer...
Pendant près de dix ans, les relations entre Hassan II et son bouillant neveu seront plutôt bonnes, même si, en définitive, ils se verront assez peu. Pourtant, un accident grave éclate rapidement entre le souverain et Lamia, la mère de Moulay Hicham, à propos de l’héritage de Moulay Abdallah. Appuyée par ses deux sœurs, la mère du prince Hicham porte plainte à Paris contre Hassan II, via l’avocat Paul Lambard, afin de récupérer des bijoux que le roi a fait placé sous scellés dans un coffre parisien. L’affaire laissera des traces : pendant de longues années Mouna et Alia Solh seront de facto interdites de séjour au Maroc. Si moulay Hicham se tient à l’écart de cette pénible histoire, c’est qu’il a d’autres priorités. Les études tout d’abord, en architecture, puis en sciences politiques et relations internationales, à Princeton et à Stanford, aux Etats-Unis. A la différence de Sidi Mohammed et Moulay Rachid, qui fréquenteront tous les deux la faculté de droit de Rabat, Hicham effectue outre-Atlantique un parcours dont il n’est pas peu fier.

Impulsif, brouillon, capricieux.
Incontestablement brillant, très sûr de lui, persuadé que son éducation « mondialisée » lui donne sur ses cousins un avantage de poids, américanophile beaucoup plus que francophile, il vante ses diplômes comme d’autres leurs trophées de chasse. Dans sa vaste demeure de Princeton, aux début des années quatre-vingt-dix, il s’entoure de jeunes marocains, pour la pluspart fils d’amis de son père, étudiants comme lui aux Etats-Unis, et qu’il présente comme « son » brain-trust. « Je me souviens d’une rencontre qu’il a eue avec le prince El-Walid, raconte l’un d’eux, chacun avait placé son staff derrière lui et en présentait a tour de rôle les membres, avec age et diplômes, comme s’il s’agissait d’un concours ».
Autre préoccupation de Moulay Hicham : les affaires. Il a toujours voulu y réussir, le plus souvent en vain. Question de dispositions-ce n’est pas un homme d’argent au sens propre du terme-, mais aussi de tempérament. Son caractère impulsif, souvent brouillon, le dessert. Un montage immobilier sur la côte d’Azur avec El-Walid, un autre sur mla côte méditerranéenne du Maroc avec des libanais échouent. Une ferme piscicole, lancé aux Emirats avec des partenaires japonais, vivote. Au Maroc même, ses investissements sont pratiquement nuls. Il y possède pourtant des bien considérables : résidences, bureaux, haras, et une superbe ferme plantée d’orangers sur plusieurs centaines d’hectares du côté de Taroudant, dans le sud.
Excellent cavalier, chasseur invétéré-« obsessionnel », assurent ses amis, qui soulignent sa grande passion pour les armes-, Moulay Hicham était alors et demeure toujours un personnage complexe aux multiples facettes. Séducteur, démocrate, moderne, décontracté, presque le gendre idéal aux yeux de ses interlocuteurs étrangers, il peut aussi être dur, féodal, capricieux, superstitieux, inquiétant et, pour tout dire, « Hassanien ». D’anciens proches racontent comment il s’amusait à poursuivre, pour rire, ses domestiques avec des matraques électrifiées, ou à simuler un hold-up nocturne avec des complices en plein Princeton, ou à expédier sur un vol vers New York un souffre-douleur en tenue de pèlerinage et qui croyait s’embarquer pour la Mecque. « Il a toujours aimé les blagues un peu limites, se souvient l’un d’eux. Un jour alors que j’étais allongé sur le capot de son hors-bord, il s’est mis brusquement à accélérer comme un fou en éclatant de rire. Je me suis agrippé aux cordes du bastingage en le suppliant d’arrêter. Cela a duré longtemps. Je m’en suis tiré avec les mains en sang. » A l’évidence, le jeu chez Moulay Hicham a toujours tenu une place importante, quitte parfois, on le verra, à ne pas en prévoir toutes les implications.

Le prince et le jardinier.
C’est en 1992 que survient le premier accrochage entre le prince de 28 ans et son oncle Hassan II. Accompagnant le roi lors d’un voyage à Riyad, Moulay Hicham se voit refoulé par le protocole de la salle où le souverain marocain doit s’entretenir avec le roi Fahd. Et, ce à la demande explicite de Hassan II pour qui seul le prince héritier Sidi Mohammed est habilité à assister à pareille audience. Furieux, humilié, Hicham quitte précipitamment l’Arabie saoudite au bord d’un avion privé mis à sa disposition par son cousin El-Walid. S’en suit une fâcherie de plusieurs mois. Fin 1993, deuxième crise. Depuis Princeton, celui qui signe Hicham Ben Abdallah envoie à jeune afrique-qui le publiera dans son numéro 1722-un long article sur les relations entre les Etats-Unis et le Maroc. Le contenu n’a rien d’irrespectueux, mais le simple fait qu’un prince écrive et publie sans en avoir obtenu l’autorisation du roi est considéré par ce dernier comme inadmissible. D’autant que, deux mois plus tard, Hicham récidive. Sans en avertir son oncle , il prend publiquement la défense du jardinier marocain Omar Raddad, accusé de meurtre dans le midi de la France. Il embauche des avocats-dont Paul Lambard-et des détectives privés pour une cause qu’il sait très populaire au Maroc.

Entre Hassan II et lui, c’est la rupture.
Une nouvelle fois, Hassan II intervient. La mort dans l’âme , son neveu se retire. Pour mieux rebondir : en cette année 1994, Moulay Hicham fonde à Princeton, avec l’aide du prince El-Walid et pour 6 millions de dollars, un institut de recherche sur le monde arabo-musulman dont la direction est confiée à un antropologue marocain, Abdallah Hammoudi, et à l’universitaire américain spécialiste du Maroc, John Waterbury. Un peu par dévotion, beaucoup par défi et bien évidemment sans en référer, le jeune prince baptise cet institut du nom de son grand-père, le roi Mohammed V, père de Hassan II. Ce qui lui vaut aussitôt un communiqué cinglant du Palais lui déniant le droit d’utiliser pareille référence. En juillet 1995, c’est la rupture. A la une du mensuel français Le Monde diplomatique, Hicham Ben Abdallah signe un long article dont les premières lignes jettent un vif émoi dans l’entourage du roi : « pas un seul régime démocratique, pas un seul Etat de droit dans l’ensemble du monde arabe. Cette situation scandaleuse exaspère l’opinion publique... »
1996. fraîchement diplômé de Princeton, avec une thèse sur les transitions démocratiques en Amérique latine, Moulay Hicham, alors très courtisé par tout ce que Washington compte de spécialistes du monde arabe, effectue, pour le compte de la fondation Carter, une mission d’observation des élections en Palestine, bientôt suivie par une autre au Nigeria. En froid avec son oncle, évitant de se rendre au Maroc en dehors du mois de Ramadan, il publie en septembre un second article dans Le Monde diplomatique, cette fois directement axé sur son propre pays. Il y dénonce la corruption, les frustrations, les inégalités, appelle à s’interroger sur la place et la fonction de la monarchie dont il souligne la « nécessaire adaptation ». D’autres articles suivent, dans la presse américaine et arabe. Si peu de journaux n’osent encore parler de lui au Maroc, son nom est sur toutes les lèvres. En cette fin des années quatre-vingt-dix, alors que l’immobilisme semble frapper un roi épuisé par la maladie, la sympathie dont jouit Moulay Hicham est réelle, tant auprès de l’intelligentsia que des hommes d’affaires marocains.
S’en est-il trop rapidement grisé ? A-t-il cru que son heure allait venir ? a ceux qui le fréquente à cette époque-et à qui il fait croire individuellement, non sans habileté, qu’ils sont les seules récipiendaires de ses confidences-, Moulay Hicham laisse entendre que le prince héritier l’inquiète. Il le décrit comme écrasé par son père, rêveur, écolo, absent, introverti : « Comment vont agir l’armée et les islamistes ? » Si le Maroc de demain veut éviter l’arrivée au pouvoir d’un attelage militaro-barbu qui balaiera la monarchie, s’il lui paraît souhaitable aussi d’empêcher l’émergence d’une « solution autoritaire » représentée à ses yeux par un tandem entre le prince Moulay Rachid, frère cadet de Sidi Mohammed, et le ministre de l’intérieur Driss basri (qu’il exècre), une seule solution : que le futur Mohammed VI l’accepte à ses côtés, qu’il soit sa « colonne vertébrale ». Mais, glisse-t-il souvent dans un soupire, « lorsque je lui en parle, il ne dit rien et ne répond pas ». En cette année 1999, alors que s’avance l’hiver du patriarche, Moulay Hicham cultive ses relations avec la gauche marocaine - Abderrahmane Youssoufi, Ahmed Lahlimi, le Fqih Mohamed basri - et reçoit à Paris les encouragements flatteurs de ceux qui, tel le professeur Remy Levau, spécialiste du Maghreb, voient en lui un homme d’avenir. A l’instar, il est vrai, de nombre d’hommes politiques, tant marocains qu’étrangers, il ne s’est pas rendu compte qu’il sous-estimait gravement le futur roi. A ce stade et à ce niveau, la faute était impardonnable.

« L’épreuve est rude, il faut tenir ! »
Désormais, tout va se dérouler comme dans un film dont le héros, saisi par une sorte de compulsion d’échec, finit par répéter les mêmes erreurs. Lui qui aime tant comparer ce qui lui arrive à « du Hollywood » ou à « du Disney » sombrera dans un feuilleton de série B. Moulay Hicham est à Paris lorsque, le 23 juillet 1999, Hassan II meurt. Il rentre précipitamment à Rabat, signe l’acte de l’allégeance - la bei’a - en costume civil ( ce qui, laisse-t-il entendre aujourd’hui, état fait exprès) et glisse à l’oreille du nouveau roi Mohammed VI, après s’être abstenu de lui baiser la main : « l’épreuve est rude, il faut tenir ! » Pendant trois jours, jusqu’au lendemain des obsèques, le 25 juillet, Moulay Hicham est omniprésent. Il intervient sur tout, critique la participation des chefs de l’armée à la cérémonie de la bei’a -ce qui, pense-t-il, revient à donner aux militaires une place de choix dans les institutions-, tente de faire supprimer le baise-main, s’oppose au démenti discret et indirect formulé par le Palais à propos d’un pseudo mariage royal, prend en charge la délégation américaine au funérailles de Hassan II, se rend lui même à l’aéroport pour accueillir son cousin El-Walid...
A sa manière, impulsive et empressée, improvisée et autoritaire, le prince tente de mettre en œuvre sa métaphore de la colonne vertébrale. De plus en plus agacé, Mohammed VI finit par trancher, de la façon la plus radicale qui soit, quand on lui rapporte que son cousin s’est fait remettre la liste détaillée des membres du cabinet royal, avec le curriculum vitae de chacun ; Le 28 juillet, une petite délégation de trois personnes, composées de Moulay Abdallah, cousin du roi, de Fouad Ali El-Himma, l’actuel secrétaire d’Etat à l’intérieur, et du directeur du protocole royal, Abdelhak Mrini, se rend à la résidence du prince. Prévenu, ce dernier les attend, un coran posé sur la table. Il jure que ce qu’on lui reproche est faux, s’emporte, menace de s’exiler, de parler, de rendre son passeport diplomatique. Apportée par les trois émissaires, la sentence est pourtant sans appel : si Moulay Hicham conserve son titre et son rang, il est désormais interdit de fréquentations des palais Royaux et interdit de s’approcher de la personne du roi. « En d’autres temps, soupire-t-il aujourd’hui, on m’aurait banni dans le désert ».
Par défi, par bravade, Moulay Hicham se rend pourtant le 30 juillet à la grande mosquée de Rabat pour la prière. Il prend place non loin du jeune roi, lequel n’as pas un regard pour lui. Depuis lors et jusqu’à ce jour, les deux hommes n’ont eu aucun contact, fut-ce téléphonique. Si ce n’est le 27 septembre 1999, lorsque Mohammed VI fait une visite éclair chez son cousin pour le « baptême » de la deuxième fille de ce dernier. Un « coup de vent » purement protocolaire, qui ne donnera lieu à aucun échange. Amer, ignoré, Moulay Hicham consacre l’essentiel de l’année 2000 à une mission onusienne au Kosovo. Ses bonnes relations avec Kofi Annan, l’appui du premier ministre Abderrahmane Youssoufi et un coup de pouce du diplomate algérien Lakhdar Brahimi lui permettent de décrocher le poste de conseiller politique de Bernard Kouchner, en charge des minorités et des droits de l’homme. De Pristina, le prince soigne sa communication à travers quelques journaux de la « nouvelles presses » marocaines qui lui sont proches. Il prépare aussi, sa rentrée, qu’il veut fracassante.

La machine s’emballe.
Le 21 mai 2001, le prince Moulay Hicham prononce à l’institut français des relations internationales (ifri) à Paris, devant un auditoire trié sur le volet, un exposé intitulé « Monarchies, successions et dérives dynastiques dans le monde arabe ». C’est sa seconde apparition à l’ifri, la précédente , en février 2000, ayant été plutôt discrète. Cette fois, le prince développe la thèse, iconoclaste, d’un « pacte monarchique familial » au sein duquel la responsabilité du royaume échoit non pas à un individu mais à une famille, laquelle coopte en son sein le plus apte à monter sur le trône. Le modèle saoudien en quelques sorte, de préférence au modèle Ottoman ( en vigueur au Maroc). Sans le dire explicitement, Moulay Hicham rejoint ainsi les thèses du leader islamiste radical Abdessalam Yassine sur le caractère contractuel de la bei’a , laquelle peut être retirée au monarque défaillant à l’issue d’une procédure d’impeachment. Il remet également en cause la règle de la primogéniture pour la succession au trône, qu’il juge « absolutiste ».
A Rabat, le message est reçu cinq sur cinq. C’est la légitimité de Mohammed VI que Moulay Hcham remet implicitement en cause. D’autant que cinq jours plus tard paraît à la une du quotidien Le monde un article signé du prince et dont le titre se passe de commentaires : « Mortel attentisme au Maroc ». Le roi n’y est jamais cité, mais lorsque Moulay Hicham critique le « déficit d’autorité » et la « paralysie » du pouvoir, lorsqu’il fait part de sa « déception », évoque la « lourde menace des soulèvements les plus extrémistes »et en appelle à « une sorte de conférence nationale », c’est bien lui qu’il vise. Une interview au quotidien espagnol El Pais, d’autres aux chaînes de télévision française LCI et TV5 : telle un éléphant dans un magasin de porcelaine, la machine Moulay Hicham s’emballe à la mi-2001. Au Maroc, nul ne sait quand il s’arrêtera.

Effrayés, nombre de ses amis s’éloignent.
Inconsolable d’avoir été « débarqué » (le terme est de lui), furieux d’être traité en prince de seconde catégorie, le cousin du roi développe dès alors devant ses hôtes une analyse de plus en plus acerbe de l’action et de la personnalité de Mohammed VI. Pour lui, le souverain serait une sorte de Gorbatchev qui veux rompre avec le passé sans s’engager dans un nouveau système. Mal entouré, sans vision claire de l’avenir, il a assis son règne non pas sur les notions de citoyenneté et d’émancipation, mais sur la logique sécuritaire et conservatrice d’un néo-Makhzen à peine lifté. Profondément déçu par le premier ministre Abderrahmane Youssoufi, Moulay Hicham estime par ailleurs que le gouvernement a perdu toute crédibilité, la gauche ayant sombré dans l’affairisme et la trahison au détriment de la « militance ». Quant à l’armé, avec laquelle il dit être en contact, le prince affirme qu’elle est mécontente et inquiète, à la fois de la mauvaise gestion da l’affaire du Sahara, de la monté de l’islamisme et de sa mise en cause par certaines ONG.
Effrayées par ce discours de plus en plus extrême, nombre de ses relations s’éloignent de lui, fuient sa villa du Souissi et redoutent ses appels téléphoniques. Ne le fréquentent plus, en ce mois de septembre 2001, que quelques obligés, des journalistes amis, une poignée de radicaux en rupture de ban avec l’USFP de Youssoufi, une demi-douzaine d’islamistes et d’ONG. La plupart d’entre eux ont un pied chez lui et un autre du côté de la police. Rares sont ses partisans qui en valent la peine. De son côté, en nommant de nouveau walis et un nouveau ministre de l’intérieur, en accordant des interviews, en annonçant son prochaine mariage, en visitant le Sahara et les provinces berbères, Mohammed VI a repris l’initiative et tiré le tapis sous les pieds d’une siba (« dissidence ») qu’il affecte d’ignorer. Le come-back tonitruant du « prince rouge » s’essouffle dans le vide. Moulay Hicham est seul.
Nauséabonde, à la limite du ridicule et passablement irresponsable dans le contexte de l’après 11 septembre, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire de l’anthrax » va pourtant le relancer à la une des médias, mais cette fois à la rubrique des faits-divers. Le 16 octobre, un homme d’affaire de Casablanca, Abdelkader Alj, associé dans plusieurs sociétés avec l’une des figures les plus connues de la communauté juive du Maroc, Robert Assaraf, reçoit par coursier une lettre rédigée en arabe. Revendiqué par une fantomatique organisation islamiste, la missive, soi-disant « infecté par la maladie du charbon », annonce que son destinataire, coupable de s’être commis avec « un juif sioniste », sera désormais « terrorisé à l’extrême ». Abdelkader Alj porte aussitôt plainte et s’ouvre de sa mésaventure au téléphone à son ami le prince Moulay Hicham, dont il fait le condisciple aux états et chez qui il devrait dîner le soir même. « Son altesse a ri, raconte Alj, et il m’a dit : ‘‘appelle donc Kadiri !’’ Homme d’affaire lui aussi, ancien de Princeton et amis des deux précédents, Hicham Kadiri est en effet l’auteur de ce qui apparaît rapidement comme une plaisanterie douteuse, l’une de ses blagues « limites » qu’affection le prince(*). Arrêté, conduit au poste, il avoue tout sans difficultés.

Faux anthrax et vrai roman ?
L’affaire en serait restée là si Moulay Hicham n’avait pas tenter de lui donner une tout autre ampleur. Hors de lui, il prend l’une de ses voitures et se rend à Casablanca en plein nuit dans l’intention de libérer son copain, avant de faire demi-tour. Puis il menace d’entamer une grève de faim, de donner une conférence de presse et se confie, enfin, à des amis journalistes. Il se dit suivi, poursuivi, harcelé par la police et les services secrets. Il affirme s’inquiéter pour la sécurité de son épouse Malika et ses deux filles qui fréquentent l’école française de Rabat. Il envoie sa mère, Lamia, plaider en sa faveur auprès du roi et désigne à tous ses visiteurs celui qui, selon lui, est la source de tous ses maux : le général Hamidou Laânigri, patron de la DST ( la direction de la sécurité du territoire) depuis deux ans, proche du souverain et auteur, à ses yeux, d’un « complot » visant à le « détruire ». Kidnapping de l’un de ses ex-chauffeurs, surveillance rapprochée, voitures suiveuses sur l’autoroute Rabat-Casa, harcèlement téléphonique : tout est bon, soutient le prince, pour le faire « craquer » afin qu’il finisse par s’exiler. Du côté des persécuteurs présumés, on qualifie de « pure paranoïa » et de « mauvais roman » cette version marocaine des Pieds Nickelés. « Le prince fait de l’auto-allumage - et je suis charitable », lâche un proche du palais.
Le fait que le général Laânigri, que Moulay Hicham qualifie de « brillant, ambitieux et extrêmement dangereux », n’ait pu à l’évidence « agir »-à condition que tout cela ne relève pas du fantasme- sans l’aval de Mohammed VI ne l’effleure apparemment pas. Il « ne veux pas croire » que son cousin, qu’il juge au pire « ambivalent » à son égard, et peut-être « sous influence », puisse être pour quoi que ce soit dans sa descente aux enfers. Certes, confie-t-il, « Laânigri n’est pas seul », mais « il est pour moi une cible stratégique et médiatique ». Et cela marche dans une certaine mesure. Jusqu’à la mi-décembre, Demain, Le Journal, Al Ayam, Acharq Al Awsat et une demi-douzaine de journaux espagnols consacrent en effet quelques articles à la défense du prince et avalisent sans sourciller sa version des faits, contraignant le ministre de l’intérieur Driss Jettou à annoncer la mise en place d’une commission administrative d’enquête sur l’affaire. De passage à Paris fin décembre 2001, Moulay Hicham se disait pourtant las de tous ces soubresauts et désireux de « prendre du champ »-peut-être à nouveau au sein des Nations Unies-, comme s’il était conscient d’avoir épuisé pour l’instant toutes ses cartouches. « Oui, c’est vrai, je reconnais m’être trompé sur deux points, expliquait-il devant nous. La mort de Hassan II n’a pas ouvert la voie à un directoire des généraux et il n’y a pas eu d’émeutes sociales ; quant au roi Mohammed VI, je maintiens à son propos ce que je disais avant son avènement :il aime le pouvoir mais il n’aime pas le job. »
Ainsi s’achève, provisoirement sans doute, la trajectoire d’un prince qui, quoi qu’il en dise, aurait tant voulu être roi. Depuis le « scandale » de la lettre contaminée, ses amis se comptent plus que jamais sur les doigts des deux mains. La quasi-totalité de la famille royale le boycotte. Son frère cadet Moulay Ismaïl, a pris sa place aux côtés du roi et du prince héritier dans toutes les sorties et cérémonies officielles. Américains et Saoudiens se sont éloignés et regardent désormais avec suspicion celui qu’ils considèrent comme un vibrion incontrôlable. Quant aux Marocains, les mieux disposés à son égard estiment qu’un prince de sang ne saurait pas revendiquer la liberté de ton d’un « citoyen du monde », sauf à renoncer aux privilèges et à l’immunité que lui confère son rang. Faute d’avoir su choisir entre les deux, Hicham Ben Abdallah s’est-il condamné à n’être ni l’un ni l’autre ? La volonté de revanche, fût-elle sur une enfance escamotée, fût-elle sur un oncle auquel vous lie, au delà de la mort, une relation obsessionnelle de fascination et de répulsion, est toujours mauvaise conseillère...

L’intelligent du 22 au 28 janvier 2002.

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