Abdelkader Lagtaâ : Laïc, moderne, dérangeant

25 novembre 2007 - 21h48 - Culture - Ecrit par : L.A

L’auteur de Bidaoua (Les Casablancais) et Un Amour à Casablanca revient avec un nouveau film au propos toujours aussi moderne. Il nous explique son cinéma, mais aussi sa vision de la société marocaine et de ses nombreuses inhibitions.

Yasmina entre les hommes (et mes films)

Yasmina et les hommes est un peu la suite logique de mon avant-dernier film, Face à face, qui racontait déjà l’histoire d’un couple en crise. C’est un film sur la capacité d’autonomie de l’individu, sur ses rapports (de force) avec la société. Techniquement, les deux films reposent sur la technique du plan-séquence, c’est désormais la marque que je veux imprégner à mes films, et j’ai mis longtemps pour la trouver. Jusque-là, je ne m’attardais pas vraiment sur le “style”. Un Amour à Casablanca ou La porte close, par exemple, étaient d’abord mus par mon désir de m’exprimer. C’étaient des films sur les tabous, sur la manière dont la tradition prend en otages les individus. Le style était secondaire… Le choix du plan-séquence n’est pas un caprice, c’est une invitation (pour le spectateur) à promener son regard sur tout le plan, à se rapprocher davantage des émotions des personnages, des individus. C’est une manière de rappeler aussi que le plus important, à la base, c’est l’individu.

Le public a besoin d’une prise en charge… et alors ?

J’ai connu le succès public avec Un Amour à Casablanca. Mes derniers films n’ont pas bien marché, je crois que c’est d’abord une question de parti-pris et de démarche personnelle. Je fais des efforts pour écrire et réaliser mes films, le public aussi doit en faire pour pouvoir lire ces films. Il s’agit d’une exigence mutuelle et je n’ai ni la vocation, ni l’envie, de prendre le public en charge. Que chacun fasse sa part de boulot. Les bons films finissent toujours par trouver leur public.

La laïcité comme arme contre le tout religieux

Le problème qui se pose aujourd’hui pour les intellectuels marocains est de savoir comment aborder tout ce qui est lié à la religion. La religion est une question intimidante. L’islam est la religion d’Etat. Ce dernier en détient une forme d’interprétation, mais d’autres forces font de plus en plus prévaloir leur propre lecture. Cela crée de la confusion, de la polémique, et quand on veut aller sur ce terrain-là, on est forcément perdant. Moi, je crois d’abord à la liberté et la responsabilité individuelle. Je crois à la laïcité. Je crois à la tolérance et au droit à la différence sur la place publique. Si on croit vraiment à un Etat de droit au Maroc, ce sont ces valeurs-là qu’il faut défendre et mettre en avant. Ce serait plus simple si l’Etat était laïc, condition sine qua non pour dépassionner la question de la religion et la réduire à des sphères strictement privées…

Maroc 2007 : y’ a du mieux

En se basant sur la production cinématographique actuelle, le Maroc avance. Notre cinéma explore de nouvelles frontières : la thématique est plus riche, l’esthétique se développe, tout cela est intéressant. C’est toute notre perception de la société, de ses enjeux, qui est devenue plus consistante. C’est, au final, le résultat d’une relative détente au niveau de la liberté d’expression. Personnellement, ma démarche n’est pas forcément d’aller vers les grandes causes nationales, je m’intéresse plutôt à des questions liées à l’individu, à son contexte culturel, je zoome plus facilement sur les gens en rupture. Mais il y a, plus généralement, un élan qui parcourt transversalement le cinéma marocain. La quantité joue aussi un rôle, parce que plus on produit et écrit de films, plus on va vers la qualité.

Identité plurielle, où es-tu ?

Notre pays est jeune, son cinéma aussi. C’est ce qui explique certaines réactions d’impatience, parfois de pure confusion. Mais je suis convaincu que l’on finira bien par s’attaquer aux mythes fondateurs de ce pays. Il y a des questions qui atterriront tôt ou tard dans notre cinéma. Qui sommes-nous ? Autour de quoi s’articule notre sentiment d’identité, d’appartenance ? Quel est notre vrai regard, sans fard ni censure, sur le Pouvoir ? Qu’en est-il des codes de notre vie sociale ? Quel est notre rapport au passé et à la mémoire, à l’argent, à la sexualité, etc ? Il y a un peu de l’anthropologie sociale et culturelle là-dedans. Toutes ces questions nous interpellent dans nos écrits, pas encore dans nos images. En tout cas, pas assez. Mais à un moment donné, on dépassera bien l’anecdotique pour aller, de plus en plus, vers la profondeur des choses.

On va moins en salle, mais on écrit mieux

Il y a moins de salles de cinéma, et moins de public qui va dans ces salles. C’est un danger pour la survie de l’industrie cinématographique, mais c’est aussi une chance. Car cela encourage les uns et les autres à explorer d’autres formes d’écriture (cinématographique). Quand l’obsession du public baisse, le cinéaste, l’artiste, revient vers lui-même et il se pose moins la question de la lisibilité de son œuvre.

Briser les tabous, repousser les barrières

Au moment de faire Bidaoua (Les Casablancais), mon but était de titiller la censure. Je voulais montrer qu’il était possible de questionner le Pouvoir dans ses fondements politique et religieux. Ce film a été tourné sous Hassan II et, aujourd’hui, on a basculé vers autre chose. Maintenant que l’espace des libertés est quand même plus intéressant, je me tourne vers les destins individuels, existentiels. Le Pouvoir est toujours présent, mais d’une manière plus abstraite, moins politique. Le Pouvoir, dans la vie quotidienne, c’est la religion qui investit notre champ actif, voire mental. Et c’est la famille, bien sûr.

Le retour des néo-conservateurs

Le débat qui secoue notre société relève quasiment de la confrontation. Encore une fois, la religion est un moteur de ce débat, parce que c’est en son nom que des groupes d’individus essaient de “retraditionnaliser” notre vie. Cette attitude de tuteur tend à déresponsabiliser les gens, à gommer leur individualité. C’est de l’ignorance, et c’est dangereux. C’est même aujourd’hui l’une des principales menaces qui pèsent sur notre avenir et pourraient le plomber. J’essaie toujours d’évoquer cet aspect des choses dans mes films. Sur Yasmina et les hommes, c’est la fille du personnage principal qui joue un peu le rôle du “vigile”, du gardien de la morale.

TelQuel - Karim Boukhari

Bladi.net Google News Suivez bladi.net sur Google News

Bladi.net sur WhatsApp Suivez bladi.net sur WhatsApp

Sujets associés : Cinéma - Liberté d’expression - Abdelkader Lagtaa

Ces articles devraient vous intéresser :

Des milliers de Marocains privés d’IPTV

Des milliers de Marocains amateurs de films, de séries et de télévision par Internet (IPTV) ont été récemment touchés par une action des forces de l’ordre européennes. Europol et le Service néerlandais d’informations et d’enquêtes fiscales (FIOD) ont...

Jamel Debbouze lance "Terminal", 25 ans après "H"

L’humoriste franco-marocain Jamel Debbouze retrouve son confrère Ramzy Bedia dans le cadre d’un nouveau projet pour Canal+. Le duo est connu pour son rôle dans la série à succès H (1998-2002).

Ali Zaoua ressort au cinéma, les recettes reversées aux acteurs du film

Le réalisateur marocain Nabil Ayouch est de retour dans les salles de cinéma avec une version plus actuelle de son film Ali Zaoua, sorti il y a 20 ans. Les recettes de ces projections qui démarrent le 26 octobre serviront à des causes sociales.

Tournages de films au Maroc : chiffre d’affaires record pour le CCM en 2022

Très sollicité pour les tournages étrangers, le Maroc devrait renouer avec les bénéfices cette année. De nombreuses productions annulées en raison de la crise sanitaire et des mesures restrictives, sont de retour, selon le centre cinématographique...

Décès de l’acteur et réalisateur marocain Mohamed Atifi

Le monde du cinéma marocain est en deuil. L’acteur et réalisateur Mohamed Atifi est décédé jeudi soir des suites d’une longue maladie.

Les premières images de Gladiator 2, en partie tourné au Maroc

Paramount a dévoilé hier soir les premières images de « Gladiator 2 » lors du salon CinemaCon de Las Vegas. Des images, en partie tournées au Maroc, promettent un spectacle encore plus grandiose et sanglant que le premier opus, sorti en 2000.

Netflix baisse ses prix au Maroc

Netflix a décidé de se rapprocher davantage de son public marocain en proposant aux nouveaux abonnés des forfaits légèrement à la baisse, actifs depuis le 21 février.

Emmanuelle Chriqui : Une voix marocaine contre l’antisémitisme

À l’heure où la guerre fait rage entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza, l’actrice canadienne d’origine marocaine Emmanuelle Chriqui dénonce le déferlement d’antisémitisme.

Saïd Taghmaoui rejoint le casting de « The Family Plan »

L’acteur français d’origine marocaine Saïd Taghmaoui jouera l’un des principaux rôles dans le film « The Family Plan », une comédie d’action produite par Apple TV.

Combien gagne Nora Fatehi ?

L’actrice, productrice et danseuse maroco-canadienne, Nora Fatehi figure parmi les grosses pointures du cinéma indien. À combien s’élève la fortune de la plus indienne des Marocaines ?