Après la ruée des Occidentaux sur la médina : Le cœur gronde à Marrakech

2 octobre 2003 - 07h54 - Maroc - Ecrit par :

Le 6 septembre 1999, le mur mitoyen est tombé dans un grand crac, entraînant tout un pan de la maison. Halima Mouak regardait un dessin animé à la télé avec son père et ses trois soeurs. Halima a tempêté tout ce qu’elle a pu, jusqu’à ce que le gouverneur contraigne la voisine à réparer les dégâts. La voisine, Halima la surnomme « l’Italienne » : elle s’appelle en réalité Franca Sozzani, vit à Milan où elle dirige l’édition italienne de Vogue, et possède l’une des plus belles maisons de la vieille ville de Marrakech. Mieux qu’un riad - la traditionnelle maison marrakchie avec bassin au centre de la cour intérieure -, c’est un véritable pâté de maisons reliées l’une à l’autre.

Dans la ruelle Al-Soura, « l’Italienne » a acheté les numéros 2, 3, 4, 5 et 6. Du côté de l’impasse Sidi ben Omar, elle possède les numéros 24, 25, 26, 28 et 29. Au total, plus de 800 m2. Il ne manque que le 27, la maison de Halima Mouak, encastrée dans cette oasis où foisonnent ficus, palmiers, jasmins et bougainvilliers, au coeur de la cité ocre et poussiéreuse. De son toit, Halima Mouak a une vue plongeante sur les travaux de sa voisine : la piscine, en réfection, a causé des infiltrations dans le mur de la cuisine. « Je lui gâche la vue. Ma maison, c’est comme une verrue au milieu de son nez. Son avocat a proposé de racheter ma maison à un bon prix. Mais je ne partirai pas, je ne suis pas à vendre. »

Au bout de six mois, « l’Italienne » a envoyé des ouvriers poser quelques moellons et du ciment qui commence déjà à se fissurer. Halima Mouak, informaticienne de 32 ans, célibataire et forte tête, réussit alors à faire venir les ingénieurs de l’agence urbaine et le représentant de la commune. Ils examinent le mur et les papiers : oui, les travaux sont indignes ; non, la voisine n’a pas de permis. Mais ils n’y peuvent rien, la dame a une wasita, un piston. Excédée, Halima a fini par porter plainte contre Franca Sozzani.

Quand, un peu plus tard, un autre voisin, un ingénieur français, s’est, lui aussi, mis à faire des travaux, Halima a cru devenir folle. « Les ouvriers donnaient des coups de masse tellement forts que des fissures sont apparues dans mon couloir. » Le 12 octobre 2001, Halima sort telle une furie jeter des pierres et injurier les ouvriers. S’il s’était agi d’un banal litige entre Marocains, la police n’aurait probablement pas bougé. Mais on ne badine pas quand il s’agit des étrangers : la police débarque en force le soir du 21 novembre. « Ils étaient quatre. Ils m’ont insultée et traînée par les cheveux dans la rue. J’ai passé quatre jours en garde à vue au commissariat. » Halima en sort pour aller directement en prison, purger une peine de quatre mois pour « outrage à agents ». Peine réduite à trois mois en appel. Depuis, Halima Mouaka a quitté Marrakech pour Casablanca.

Toute son énergie, toute sa raison y passent : elle a obtenu 60 000 dirhams (5 580 euros) de dommages civils en appel contre Franca Sozzani mais elle s’est pourvue en cassation pour obtenir 200 000 dirhams (18 600 euros) et l’interdiction de la piscine. « Tout ça, c’est de l’histoire ancienne, la justice a tranché, explique Franca Sozzani, jointe au téléphone. Nous nous sommes installés en 1990 et nous n’avons jamais eu de différend avec nos voisins. Halima Mouak est arrivée en 1994, après nous. Tout était déjà là, même la piscine. Je n’ai jamais voulu acheter sa maison. C’est d’autant moins le cas que je vends une partie de la mienne pour ne conserver que trois riads. »

Tous les Marrakchis n’ont pas entendu parler de Halima Mouak tant les autorités ont tout fait pour étouffer l’affaire. Mais pour ceux que la « recolonisation » de Marrakech insupporte - journalistes d’opposition, islamistes ou simples citoyens -, elle est un symbole, la partie émergée d’un iceberg de rancoeur. Un jeune voisin du quartier de Zaouia Lakhdar : « C’est comme ça que ça a commencé en Palestine. Ils ont acheté les maisons des Arabes, puis ils ont voulu les faire partir. » Depuis les attentats-suicides commis par des groupuscules islamistes, qui ont causé plus de 40 morts le 16 mai à Casablanca, ce genre de propos inquiète la communauté étrangère de Marrakech.

Il n’y a pas de chiffres officiels, mais on estime aujourd’hui à au moins 600 les maisons de la vieille ville appartenant à des Occidentaux (1), dont la moitié de Français. Ils ne se voient pas comme de vulgaires touristes, mais plutôt comme des « connaisseurs », ouverts et tolérants. Le « tremblement de terre » des attentats a fait souffler un vent de panique. Et puis les semaines passant, l’extrême fermeté des autorités marocaines a un peu rassuré et les projets de départ précipité ont été remisés au placard...

Un siècle d’attirance

Marrakech, sa médina impénétrable et sa palmeraie rafraîchissante ont toujours eu la cote. Déjà au début du XXe siècle, l’artiste Jacques Majorelle tombe amoureux de la ville et lance la mode Marrakech dans la jet-set de l’époque. A partir des années 60, comme partout ailleurs au Maroc, la vieille ville se vide de sa bourgeoisie qui préfère le confort moderne des spacieuses villas à l’occidentale, construites en périphérie. Les riads sont laissés à l’abandon, loués à des petits fonctionnaires ou des paysans chassés de leurs terres par la sécheresse et la misère. A l’époque, seuls quelques happy few Occidentaux s’installent en vieille ville : Denise Masson, auteure d’une célèbre traduction du Coran, l’écrivain espagnol Juan Goytisolo, le couturier Pierre Balmain, le parfumeur Serge Lutens...

A partir des années 80, un décorateur américain de renom, Bill Willis, popularise dans des revues de luxe le « concept Marrakech », un mélange d’orientalisme et de luxe. Marrakech devient hype : Jean Paul Gauthier, Bernard Tapie y achètent un pied-à-terre, Sting y fête son cinquantième anniversaire, Marc Lavoine s’y marie, les frères Costes y ouvrent un bar branché... Le couple BHL-Arielle Dombasle rachète à Alain Delon le palais de la Zahia, avec sa piscine et son jardin (2) impossibles à deviner depuis la ruelle boueuse qui y mène, et situé à deux pas du palais du jeune roi Mohammed VI.

La ville est saisie d’une véritable frénésie immobilière après la diffusion en 1998 d’un reportage dans Capital, sur M6, où il est expliqué - un peu abusivement - que pour trois fois rien, on peut acquérir et restaurer un riad. C’est les mille et une nuits au prix d’un deux pièces cuisine à Paris, à seulement deux heures et demie d’avion. La perspective d’une fiscalité plus « méditerranéenne » et l’approche du passage à l’euro, qui a entraîné des sorties massives d’argent sale, ont contribué à l’explosion des prix déjà tirés vers le haut par la demande.

« Un code non écrit à respecter »

Laurence Vernet, une agente immobilière installée à Marrakech depuis 1999, a assisté à cette ruée ; son agence emploie désormais 13 personnes, dont la moitié de Marocains. Parmi ses clients, il y a de tout : les « au-bout-du-rouleau » qui veulent renaître sous le soleil, ceux qui sont appâtés par une plus-value facile, la jet-set, les amoureux touchés par un coup de foudre, ceux qui ont des « casseroles » et viennent se faire oublier... Seul point commun, tous « adorent » le Maroc et les Marocains du plus profond de leur « coeur ». Le Maroc n’en demande pas tant, juste un peu de respect... Pour Khalid Fataoui, l’un des avocats de Halima Mouak et aussi membre de la Ligue marocaine des droits de l’homme, « ce qui est choquant c’est qu’on a d’un côté des couples qui ont dix pièces et de l’autre des familles qui vivent à dix dans deux pièces, d’un côté une société très traditionnelle et religieuse et de l’autre, des gens qui se montrent en maillot sur leur terrasse, boivent de l’alcool ou s’embrassent en public ».

Dans la mesure du possible, Laurence Vernet essaie de cerner les vraies motivations de ses clients. « La médina, c’est super mais c’est très spécial. Il y a un code non écrit qu’il faut respecter. » Pour quatre ou cinq personnes intéressées qui passent le seuil de l’agence, une seule finit par franchir le pas. Les transactions vont de 200 000 dirhams à 30 millions (18 650 euros à 2,8 millions d’euros). « C’est rare, mais j’ai vu de vraies arnaques, raconte-t-elle Certaines maisons ont été vendues deux fois leur prix. Il arrive aussi que le titre de propriété ne soit pas sain ou qu’il y ait un grave problème de structure. »

Dans la médina, les concierges se sont improvisé courtiers immobiliers pour toucher la précieuse commission de 2,5 %. Les artisans se sont transformés en maîtres carreleurs ou ébénistes d’art. Les notaires prospèrent. Marrakech n’a pas encore été frappé par le « syndrome Essaouira », la petite ville balnéaire devenue sous l’impulsion d’André Azoulay, un conseiller du roi Mohammed VI, le Saint-Tropez marocain. Mais les 600 étrangers de la médina ont pris un poids disproportionné dans l’économie locale.

L’argent facile a attisé les jalousies dans un pays où le salaire minimum légal est à 150 euros par mois. Les hôteliers ne voient pas d’un bon oeil s’ouvrir des dizaines de chambres d’hôtes tenues par des étrangers qui ne déclarent pas toujours leurs revenus, ne payent pas toujours les charges sociales et servent de l’alcool sans licence. Seules 90 maisons d’hôtes, sur quelque 250 (sans compter les particuliers qui louent leur maison), ont déposé une demande d’enregistrement officielle tandis que l’adoption d’une loi réglementant leurs activités ne cesse d’être repoussée par un législateur tiraillé entre le désir d’appâter les investisseurs et celui d’imposer des critères tatillons.

Plus encore que l’argent et les inégalités, c’est le « choc des modes de vie » qui alimente une hostilité rampante, voire des fantasmes. Régulièrement, des rumeurs font état de tournages de films pornographiques ou de parties fines avec des gosses de la médina. Les islamistes et la presse à scandales ne font pas dans la dentelle mais il est vrai que Marrakech est une étape courue sur la carte du tourisme sexuel et pédophile. Raja, le dernier film de Jacques Doillon, avec Pascal Grégory - qui possèdent tous deux un riad à Marrakech - reflète cette réalité : le trafic de l’argent, du sexe et des sentiments sur fond d’exotisme.

La terrasse, lieu bafoué

S’il est un lieu qui cristallise toutes les difficultés de la cohabitation, ce sont les terrasses. « C’est une tradition, les terrasses sont le lieu des femmes, explique Jaafar Kensoussi, un érudit et l’un des meilleurs connaisseurs de sa ville. Les hommes n’y vont pas, chacun respecte la vie privée de l’autre, on ne regarde pas chez son voisin. Depuis l’arrivée des étrangers, les Marocains sont réticents à laisser leurs femmes monter sur le toit. » Dans certaines maisons d’hôtes, on peut lire ce genre de mise en garde : « Par respect des voisins, de la culture locale et suite à diverses plaintes, il est rigoureusement interdit de monter sur le toit avec des caméras et des appareils photo. » Une restauratrice française défend l’honneur des expatriés : « Les scandales sont rarissimes. Si on exagère, ça va finir par faire le jeu des islamistes. Il ne faut pas se laisser marcher sur les pieds ici, sinon vous êtes foutus. Et puis quand un étranger s’installe, il fait souvent nettoyer sa rue, réparer l’électricité. Tout le monde en profite. »

Parfois, cette sollicitude prend un tour indécent : Xavier Guerrand-Hermès, vice-président de la filiale américaine d’Hermès, s’est bruyamment vanté dans un magazine local d’avoir offert des portes neuves à la mosquée Sidi Bel Abbès, voisine de son riad avec piscine sur le toit et ascenseur... Une véritable hérésie pour les puristes comme Abdellatif Aït ben Abdallah qui défendent « l’intégrité » architecturale de la ville. Cela fait dix ans que ce Marocain, un temps associé à un architecte belge Quentin Wilbaux, rachète et restaure des riads dans les règles de l’art. Il en revend certains, il en loue d’autres. Son joyau, c’est Dar Cherifa, la plus ancienne maison de la médina, restaurée avec un soin maniaque. « C’est vrai que les Marrakchis ont longtemps été les premiers à maltraiter leur patrimoine, mais est-ce une raison pour faire n’importe quoi, surtout quand on se présente comme un esthète ? »

Les exemples d’hérésie abondent dans la vieille ville pourtant classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1984. Abdellatif Aït ben Abdallah lui-même a des soucis avec son voisin, un architecte de Montpellier qui a ouvert une maison d’hôtes de dix chambres et fait creuser des conduits de cheminée dans le mur mitoyen, ce qui a causé un trou. Ledit voisin français, qui traite son voisin marocain de « donneur de leçons jaloux » et d’« intégriste raciste », est en conflit avec un autre Français au sujet d’un bout de toit-terrasse contesté. Ce dernier Français s’est lui-même fâché avec un autre voisin, un psychiatre français, au sujet d’une piscine qui provoque des fissures... Même entre happy few, on ne se fait pas de cadeau.

http://www.liberation.fr

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