Jamel et Diarra, brisés à la tâche

14 février 2005 - 17h35 - France - Ecrit par :

Rappel des faits. Jamel et Diarra, vous les avez peut-être vus dans le film de Marcel Trillat les Prolos. De 1995 à 2001, Jamel a travaillé 16 heures par jours, 7 jours sur 7, y compris les jours fériés. Diarra, elle, 15 heures par jour. Leur patron vient d’être condamné pour délit de « travail dissimulé » et pour « soumission de personnes vulnérables à des conditions de travail indignes ». Les deux amis avaient quitté leur terre natale (le Maroc et le Mali) en espérant des jours meilleurs. « On s’est sauvé de la misère pour trouver la misère du droit », résume Jamel.

Des conditions de travail « ignobles et indignes », avait dit l’avocat. Le procureur avait réclamé six mois ferme contre le patron. C’était à l’audience du 23 novembre 2004 du tribunal correctionnel de Paris. « Une première », avait salué Diven Casarini, secrétaire de l’UL CGT du 1er arrondissement de - Paris et habitué des prétoires. Six mois ferme pour avoir fait travailler quatre salariés comme des forçats pendant six ans, cela peut paraître faible, mais, de toute façon, le patron ne passera pas un seul jour derrière les barreaux. Le 11 janvier, le verdict est tombé : 220 jours-amende plus 1 000 euros pour l’union - locale CGT au titre du préjudice causé à l’intérêt collectif des salariés, et des sommes de 3 000 à 5 000 euros de dommages et intérêts pour les quatre salariés. Leurs conditions de travail ont été - décrites par leur avocat, Philippe Lejard, comme « parfaitement abominables ».

« Les quatre parties civiles avaient un travail consistant à la - sortie et à la rentrée des poubelles tous les jours, samedis, dimanches et jours fériés compris, ainsi que le ménage dans les parties communes », a résumé Philippe Lejard. Jamel, chargé du planning, travaillait 16 heures par jour « de 5 heures jusqu’à minuit, des fois minuit et demi », précise-t-il.

Le patron était syndic d’immeuble et avait créé la société SEMO pour sous-traiter les prestations de sortie des poubelles des copropriétés dont il avait la gestion. Il a embauché ces quatre salariés d’origine étrangère qui effectuaient l’équivalent de 12 pleins temps et qu’il menaçait de licenciement, ont-ils raconté aux policiers, à chaque revendication de repos compensateur ou de paiement d’heures supplémentaires. Le patron-syndic a été poursuivi pour travail dissimulé (articles L. 362-3, L. 324-9, L. 324-10, L. 324-11, L. 143-3 du Code du travail) et pour le délit de soumission de personnes vulnérables à des conditions de travail indignes (articles 225-14, 225-15 et 225-19 du Code pénal).

Les quatre salariés ont été tirés d’affaire par l’union locale CGT du 1er arrondissement, qui a alerté l’inspection du travail. Me Philippe Lejard se félicite que l’inspecteur du travail, qui a suivi les quatre plaignants durant toute une journée de travail, ait « fait son boulot » et que son procès-verbal n’ait pas été classé, comme c’est le cas pour 90 % d’entre eux. L’avocat note au passage que le secteur du nettoyage, tenu par des « grosses boîtes », est coutumier de ce genre de pratiques. « Là, on en tenait un pas trop gros, qui permet de se donner bonne conscience à bon compte », grince-t-il. Toutefois et même s’il souhaiterait que moins de patrons délinquants passent à travers les mailles du filet, il n’en boude pas moins son plaisir d’avoir fait condamner celui-là. D’autant plus qu’il a toujours nié, avec aplomb, l’ensemble des infractions relevées par l’inspecteur du travail et les policiers « avec une mauvaise foi confondante », relève l’avocat. Avec la même mauvaise foi, il ne « s’explique pas », a-t-il dit devant le tribunal correctionnel, le mode de rémunération des quatre salariés : forfaitisation sans majoration ni repos compensateur. « Ce mode de défense est particulièrement minable », a jugé le défenseur des salariés. En ce qui concerne le travail dissimulé, les quatre plaignants vont aller aussi demander justice devant le tribunal des prud’hommes.

Lui aurait apprécié de le savoir derrière les barreaux, et pour plus de six mois, celui qui a brisé sa vie, physique et sentimentale. Lui, c’est Jamel, l’ancien chef d’équipe arrêté en octobre 2001 par le médecin du travail pour « épuisement physique » et qui se retrouve seul aujourd’hui. Lui qui « rêve de faire un footing ». Car, classé handicapé par la Cotorep, il ne pourra peut-être plus jamais courir, lui qui se décrit comme une « force de la nature, avant 2001 » mais qui possède aujourd’hui une carte d’invalidité avec la mention : « station debout pénible ». Il n’a pourtant que quarante ans et il est taillé comme un colosse, « mais faut pas s’y fier : j’ai les genoux fichus, des côtes cassées, j’entends mal et je vois à peine du côté gauche, je suis diabétique et sous antidépresseurs depuis deux ans et demi, je stresse sans arrêt, je prends des calmants par kilos ». Le jeune homme va de spécialiste en spécialiste depuis octobre 2001, date de son arrêt de travail pour « épuisement physique ». Il vient d’être hospitalisé en psychiatrie pendant un mois pour « névrose post-traumatique », va l’être à nouveau dans un autre service et a fréquenté d’autres établissements hospitaliers auparavant. Il faut dire qu’il a eu plusieurs accidents, en scooter et en voiture. Le dernier l’a plongé plusieurs jours dans le coma. Depuis, il souffre de gros problèmes de mémoire et d’équilibre.

À chaque chute, à chaque accident dû à l’épuisement, la soeur du patron, son bras droit, s’inquiétait exclusivement de l’état de santé du véhicule. « Ça nous faisait mal », confie Jamel. À côté de lui, son ami Diarra, qui somnolait souvent sur sa moto : « Moi aussi, j’étais une force de la nature. » La société d’entretien appartient désormais à un nouveau patron, qui a embauché Diarra. Malgré son état d’épuisement, Jamel est allé « briffer » le nouvel employeur et il fait régulièrement promettre à son ami de ne plus « se faire avoir ». « Heureusement qu’il y a des gens bien à la CGT, insistent-ils tous les deux », avant de projeter de faire « quelque chose » comme tenir une permanence pour informer les salariés du nettoyage de leurs droits. « Je leur dirai de lutter, je les encouragerai à porter plainte », promet Jamel. « La seule chose qui nous soulage, c’est qu’il ait été condamné », ajoutent les deux amis.

Avant de partir, Jamel nous invite, avec Diarra, à venir bientôt chez lui partager un tajine, « comme on l’a fait avec Marcel Trillat ». « C’est ma mère qui le préparera, moi je ne peux plus », dit-il avec un sourire triste.

Catherine Lafon - L’humanité

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