Le blues des indigènes

28 septembre 2008 - 18h41 - France - Ecrit par : L.A

Le Tribunal administratif de Bordeaux a donné un avis favorable à l’alignement des pensions de retraite militaire des anciens combattants marocains sur celles des ex-soldats français. Une décision qui est, cependant, loin de leur rendre justice.

L’espoir fait vivre, a-t-on coutume de dire. Et c’est à une lueur d’espérance, aussi infime soit-elle, que s’accrochent désormais les anciens combattants de la France coloniale à l’automne de leur vie. Peut-être que cette fois-ci, ils ont raison d’être plus optimistes.

Mercredi 10 septembre 2008, lors d’une audience au Tribunal administratif de Bordeaux, le commissaire du gouvernement français, a en effet donné un avis favorable à l’alignement des pensions de retraite militaire de 59 anciens combattants marocains sur celle des ex-soldats français. Le magistrat a argué de la légitimité de la demande en se basant sur les accords euro-méditerranéens de février 1996. Rejetant dans le même sens la requête d’un ancien combattant sénégalais, Dakar n’ayant signé aucun accord similaire avec Paris.

En dehors de cette légère ombre au tableau, Maître Christelle Jouteaux, membre de la coordination « décristallisation », fondée voilà deux ans et constituée entre autres de l’Institut de Défense des Etrangers (IDE) et de la Ligue des Droits de l’Homme, ne cache pas sa satisfaction. La demande qu’elle a déposée avec cinq de ses confrères a de réelles chances d’aboutir, l’avis du commissaire du gouvernement étant généralement suivi. L’affaire de Bordeaux, la première action collective en France dans ce dossier, fera-t-elle jurisprudence, éveillant de nouveau les consciences ?

En effet, au lendemain de la sortie retentissante dans les salles de cinéma de l’Hexagone du long-métrage du réalisateur algérien Rachid Bouchareb, le 27 septembre 2006, le président de l’époque, Jacques Chirac, déclarait en plein conseil des ministres la décision de l’Etat français d’ajuster les pensions d’invalidité et de retraite des « vétérans coloniaux » sur celles de leurs compagnons d’armes français. L’opinion publique française mais aussi celle des anciennes colonies, qui ignorait pour la plupart l’histoire glorieuse et la fin tragique de ces vaillants soldats de l’ombre, avait alors vivement applaudi.

Mais rapidement, les fins connaisseurs de ce délicat dossier (militants de la société civile, députés, avocats et autres) à la portée politique évidente, et qui se battent depuis plusieurs décennies pour les droits des combattants « indigènes » à la reconnaissance ou du moins, à un semblant de fin de vie décente, ont dénoncé ce qu’ils estiment être une honteuse hypocrisie de « l’Etat des droits de l’Homme ». Et une sournoise stratégie de diversion.

Hamid Benrahhalate, président fondateur de l’Union Nationale des Anciens Combattants Marocains Fils et Descendants, en fait partie. Ce professeur de mathématiques, fils et neveu de trois anciens combattants marocains (l’aîné a été tué le 13 mai 1944 dans l’offensive du Garigliano, le second a perdu une jambe durant la libération de l’Alsace et le troisième une main le 20 janvier 1945 lors de la prise de Cernay), ne mâche pas ses mots là-dessus. Il explique que la décristallisation adoptée dans le cadre de la loi de finances 2007 ne concerne que deux types d’allocations, à savoir la retraite du combattant et la pension militaire d’invalidité précitées. La troisième allocation, dite retraite militaire proportionnelle, n’a fait, elle, l’objet d’aucun alignement. Or c’est l’allocation le plus importante en terme de valeur et elle est actuellement huit à dix fois inférieure à celle des anciens combattants français.

En effet, dans le trio, la « retraite du combattant » (touchée par tout engagé d’une unité combattante pour une période de 3 mois minimum), était de 396 € par an en 1999 pour un ancien combattant français contre 50 € pour un Marocain.

La « pension militaire d’invalidité » (pour tous les blessés lors de combats), s’élevait pour sa part à 12.417 € par an pour un taux d’invalidité proche de 100% pour un ancien combattant français contre 1.357 € pour un Marocain.

La « retraite militaire proportionnelle » (versée à tout engagé militaire pour une période de 15 ans minimum), grimpait quant à elle à 6235 € par an pour un ancien combattant français contre 374 € pour un Marocain. Or 53.588 allocataires des anciennes colonies et protectorats (dont 17.778 Marocains) perçoivent la retraite militaire proportionnelle contre 48.660 pour la retraite du combattant (dont 17.152 Marocains) et 29.905 pour la pension militaire d’invalidité (dont 8066 Marocains).

Pour le président fondateur de l’Union Nationale des Anciens Combattants Marocains Fils et Descendants, le calcul a vite été fait : « Cette triste et peu honorable manœuvre de l’Élysée vient révéler, encore une fois, la duplicité de l’État français envers les “indigènes” », écrit-il ainsi sur le site de son association.

Mais que reste-t-il de tous ces jeunes gaillards Marocains, Algériens, Tunisiens et Sénégalais enrôlés en masse pour libérer la France et ses alliés du joug nazi (plus de 40.000 Marocains dans la première guerre mondiale et 85.000 dans la Seconde) ou asseoir son empire colonial en Indochine et ailleurs ? Combien de goumiers et de tirailleurs envoyés au front dans une Europe à feu et à sang survivent encore ?

Actuellement, dans la seule Gironde, près de 180 anciens combattants vivotent avec 600 euros par mois entre leur pension militaire et le minimum vieillesse. La plupart d’entre eux sont aujourd’hui octogénaires et souffrent d’une précarité socio-économique flagrante.

Ils attendent sans trop d’enthousiasme la décision du Tribunal Administratif de Bordeaux, qui devrait être rendue publique dans un mois. Sans enthousiasme car « les indigènes », maintes fois oubliés, maintes fois déçus, ont le blues tenace.

Et, en vrais soldats de métier, le rude sens des réalités. Ils savent que ceux qui prétendent que la France attend que les derniers d’entre eux meurent, n’ont pas totalement tort. Ils savent aussi qu’une grande partie de leur retraite est payée grâce aux montants déboursés par leurs compatriotes demandant un visa français, sans gage d’obtention. Ils savent enfin que leur dernier camarade n’aura jamais droit aux funérailles grandioses de Lazare Ponticelli, le dernier « poilu » de la guerre de 14-18, leur frère d’armes et de sang. Mieux. Nombre parmi eux ne disposent même pas d’une assurance de rapatriement au cas où ils tireraient leur révérence sur le sol de la Nation pour laquelle ils ont donné leur jeunesse et leur sang. Sous le signe de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité…

Source : Maroc Hebdo - Mouna Izddine

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