Le Maroc ou la course contre la montre pour le développement

11 septembre 2003 - 07h57 - Economie - Ecrit par :

Chômage massif, misère, analphabétisme, corruption... Prioritaire, le redressement économique du Maroc nécessite des réformes profondes. Et une évolution des mentalités

« Beaucoup de Marocains croient encore trouver l’eldorado là-bas », soupire Mohammed Maz, jeune ingénieur au ministère du Tourisme, le bras tendu en direction du nord. Là-bas, c’est la côte espagnole et le rêve - ou l’illusion - d’un avenir meilleur. Ici, c’est le cap Spartel, promontoire rocheux couronné d’eucalyptus et de pins au pied duquel les eaux de l’Atlantique se mêlent à celles de la Méditerranée. En cette fin du mois d’août, on avance au ralenti sur la route à deux voies toute proche. L’heure du retour a sonné pour les « MRE », les Marocains résidents à l’étranger. Direction Tanger et les blancs ferries qui rallient Algésiras.

« Notre pays est engagé dans une course contre la montre au développement économique et social »

Sur le bas-côté, les gamins regardent, mi-rigolards, mi-fascinés, la procession de vieilles camionnettes, de monospaces de toutes marques et de Mercedes, certaines flambant neuves. Les plaques d’immatriculation sont françaises, souvent, belges, allemandes, néerlandaises ou italiennes, parfois. Les coffres, galeries et remorques sont bourrés à craquer. Noureddine, ex-chauffeur dans le privé et heureux fonctionnaire depuis quinze ans, promène l’oeil du connaisseur sur les marques et les modèles qui défilent. « On peut gagner de l’argent là-bas. Ici, c’est plus dur », lâche-t-il. Là-bas, encore. Au Maroc, l’envie d’ailleurs qui taraude les plus pauvres comme les plus diplômés n’est plus taboue. Fouad Zaim, conseiller économique du Premier ministre, Driss Jettou, le reconnaît sans ambages : « Notre pays est engagé dans une course contre la montre au développement économique et social. Nos problèmes sont considérables, comme en témoignent les pateras », ces embarcations sur lesquelles s’entassent les candidats à l’émigration clandestine pour franchir, au péril de leur vie, les 15 kilomètres du détroit de Gibraltar.

Depuis les attentats qui ont ébranlé Casablanca le 16 mai, le Maroc n’est plus tout à fait le même. « L’onde de choc a été considérable dans l’opinion publique, estime Jean-Marie Schmitz, patron de la filiale marocaine du groupe Lafarge, n° 1 mondial des matériaux de construction. Des sujets soigneusement occultés jusque-là ont commencé à être abordés, comme l’émigration, la misère et l’existence de bidonvilles, terreau de l’intégrisme islamiste. »

« Gifle », « électrochoc », « prise de conscience », « réveil », voire « choc salutaire » pour certains, le « seize-mai », comme les Américains disent « nine-eleven » en référence au 11 septembre 2001, a brisé le fantasme de l’ « exception marocaine ». « On pensait que la menace islamiste ne nous concernait pas, que les Marocains continueraient à accepter sans contestation violente l’inégale répartition des richesses, explique Dounia Taarji, jeune présidente du Conseil déontologique des valeurs mobilières, le gendarme de la Bourse. Ceux qui disaient le contraire passaient pour des pessimistes ou, pis, pour des ennemis de la nation. »

La petite élite politique et économique qui dirige le pays le jure la main sur le cœur : le royaume chérifien ne se voile plus la face. « Il faut agir vite si on ne veut pas avoir d’autres 16 mai », s’alarme même Jamal Belharach, patron de la filiale marocaine de Manpower. De fait, hauts fonctionnaires et chefs d’entreprise analysent sans complaisance les maux qui accablent leur pays et les périls qui hypothèquent son futur : le chômage, ferment du désespoir, qui frappe 37% des jeunes urbains âgés de 15 à 24 ans ; l’analphabétisme, en recul constant mais trop lent ; l’insuffisance de la croissance économique (3 à 4% attendus cette année par les analystes du Crédit agricole Indosuez), qui fait du yo-yo au gré des aléas de la production céréalière, donc des caprices du ciel.

A côté de la masse des miséreux, une poignée de nantis mène grand train. Parfois, le dénuement côtoie l’opulence. Ou la surplombe. A Rabat, la route qui mène au bidonville d’Akreuch longe de somptueuses villas nichées au creux de jardins luxuriants, avant de plonger vers les rives puantes de l’oued Bou-Regreg, où s’entassent les taudis de tôles ondulées et de parpaings, au milieu des immondices. Fouad Zaim : « Nos agglomérations sont entourées de ceintures périurbaines dans lesquelles s’exhibent nos déficits sociaux. Cette fracture entre urbain et périurbain est devenue plus importante que celle qui divise les villes et les campagnes. »

Un grand chantier

Ce n’est qu’un début. « D’ici cinq à sept ans, entre 5 et 7 millions de personnes iront grossir cet exode rural déjà bien amorcé, prédit Nadia Salah, rédactrice en chef du quotidien marocain L’Economiste. Le choc social va être terrible. » Certes, le roi Mohammed VI a annoncé, en mai dernier, le lancement d’un vaste programme de construction pour livrer 100 000 logements sociaux par an. « Mais il ne suffit pas de reloger les habitants des bidonvilles, avertit Rachid Benyakhlef, qui dirige Managem, le pôle mines et matériaux de construction de l’ONA, le premier groupe privé du pays. Il est indispensable de leur offrir du travail et des perspectives d’avenir. »

Comme si la tâche n’était pas assez lourde, deux échéances explosives sont inscrites dans l’agenda politico-économique marocain : le démantèlement de l’accord multifibre, en 2005, qui livrera le secteur du textile à la concurrence pure et dure ; la levée, en 2010, des barrières douanières qui entravent encore les échanges entre l’Union européenne et le royaume chérifien.

« Le Maroc est, dans tous les sens du terme, un grand chantier », conclut un observateur étranger. Avec, dans le rôle du conducteur des travaux, le Premier ministre, Driss Jettou, chef d’entreprise unanimement apprécié pour sa compétence et son dynamisme, auquel le roi a fixé quatre priorités en novembre dernier : l’emploi, à commencer par celui des jeunes, le développement économique et l’investissement, l’enseignement et le combat contre l’analphabétisme, le logement et la lutte contre l’habitat insalubre. Une feuille de route qui s’apparente aux travaux d’Hercule. Et que les analystes étrangers suivent à la loupe. « Les attentats de mai dernier et la persistance des menaces terroristes sont de nature à faire fuir les investissements étrangers, relève Koceila Maames, spécialiste du Maghreb et du Proche-Orient chez Crédit agricole Indosuez, à Paris. Or le Maroc a impérativement besoin d’eux pour se développer, économiquement et socialement. »

Dix mois après la nomination du nouveau gouvernement, emmené par un quarteron de jeunes battants, les Marocains piaffent déjà. « D’accord, les réformes sont un travail de longue haleine, pas un coup de baguette magique, mais les changements sont trop lents », s’impatiente Thami Ghorfi, créateur de plusieurs émissions économiques radiotélévisées et fondateur de l’Ecole supérieure de commerce et des affaires. Bien sûr, l’adoption du nouveau Code du travail, au début de l’été, a fait pousser un immense soupir de soulagement aux chefs d’entreprise. Voilà deux bonnes décennies qu’ils l’attendaient... Désormais, les conditions de recours aux contrats à durée déterminée et à l’intérim sont clairement définies. Quant aux indemnités pour rupture abusive du contrat de travail, hier laissées à l’appréciation des juges, elles seront soumises à un barème et plafonnées.

Signe des temps, les entrepreneurs se sentent un peu moins mal-aimés et un peu mieux traités. Ainsi, le nouveau ministère de la Mise à niveau de l’économie, dirigé par Abderrazak el-Mossadeq, a installé voilà six mois une commission Entreprises qui se réunit tous les lundis. « L’écoute des entrepreneurs s’est améliorée, souligne Dounia Taarji. Ils sont considérés, à présent, plus comme des créateurs de richesse que comme des fraudeurs potentiels. » Un point de vue que partage Eric Cecconello, directeur général de la société de construction métallique Delattre-Levivier Maroc : « Le palais et le gouvernement ont pris conscience que le développement économique était un préalable au progrès social. » Indice révélateur : « Après le 16 mai, la préfecture nous a fait savoir que nous trouverions une oreille attentive auprès d’elle en cas de difficultés avec les syndicats. »

Quelques administrations flirtent même avec les méthodes du privé. Exemple : le ministère du Tourisme, piloté par un novice en politique, Adil Douiri, l’énergique cofondateur de la première banque d’affaires marocaine, CFG Group. « Nous avons mis en place 33 groupes de travail transversaux, dont chacun est responsable du pilotage d’un chantier, raconte-t-il. Nous avons également constitué des équipes communes avec l’office du tourisme. L’une d’elles, par exemple, est chargée de démarcher les grands tour-opérateurs. » En ligne de mire : la mise sur les rails du plan Azur, dont l’objectif ambitieux est de porter à 10 millions - près de 5 fois plus qu’aujourd’hui - le nombre de touristes à l’horizon de 2010. Moyennant, notamment, la construction de six stations balnéaires, de Plage-Blanche, au sud, à Saïdia, à la frontière algérienne.

Sur le front de la corruption, véritable fléau dans lequel 93% des patrons chérifiens voient un frein au développement, quelques progrès, timides et fragiles, ont été enregistrés. « Même si les résultats ne sont pas encore tangibles, l’évolution de l’environnement économique a de bonnes chances de faire reculer la corruption dans les mois et les années qui viennent, juge Bachir Rachdi, président de l’association Transparency Maroc. Ainsi, plusieurs administrations, comme les ministères des Finances, de l’Equipement et de la Communication, ont mis en place des sites Internet destinés à rendre publics les appels d’offres et le suivi de leur exécution. »

« On a créé une économie de rente.
Or la rente s’oppose au mérite »

Ces évolutions et ces changements, même à l’état d’esquisse, même balbutiants, n’en rendent que plus insupportable aux acteurs économiques l’incurie de la justice, lente, corrompue et inefficace. « C’est l’autre grand chantier urgent, après le Code du travail », martèle Karim Zaz, directeur général de Maroc Connect, filiale de Wanadoo. Le poids de la bureaucratie est aussi dans leur collimateur. Amine Kandil, qui a fait de l’entreprise familiale Charaf le n° 1 de la distribution d’engrais au Maroc, ne décolère pas contre l’Office d’exploitation des ports (Odep), l’organisme qui détient le monopole de la manutention. « Nous investissons dans des unités mobiles d’ensachage dont l’Odep nous refuse, brutalement et arbitrairement, la mise en service. Ces pratiques sont un frein à la compétitivité des entreprises et du pays ! » Le signe, aussi, que les archaïsmes ont la vie dure. « La caste des administrations et des offices n’a qu’une ambition, s’emporte Amine Kandil : préserver ses avantages acquis afin que ses enfants en bénéficient à leur tour et que le système perdure. »

La méritocratie n’est pas le point fort de la société marocaine. « La transition sera difficile, estime Naceureddine El Afrite, patron du groupe de presse Caractères, qui édite notamment La Vie économique et Femmes du Maroc. Longtemps, on a octroyé à ceux que l’on voulait récompenser licences de pêche ou d’importation, agréments de chauffeur de taxi ou de car, fermes et emplacements au marché de gros de légumes de Casablanca. Résultat, on a créé une économie de rente. Or la rente s’oppose au mérite. »

Elle fait également mauvais ménage avec la prise de risque et l’esprit d’entreprise. Nombreux sont les patrons de PME promus entrepreneurs par la grâce de la « marocanisation » des affaires, dans les années 1970, qui y restent profondément allergiques. « Dans une économie opaque fondée sur des monopoles de fait, ces dirigeants n’ont pas eu besoin de développer des compétences de managers et de stratèges », observe Dounia Taarji. Ils n’y ont pas été poussés non plus par la taille réduite du marché chérifien, faute de zone de libre-échange maghrébine et de pouvoir d’achat mieux distribué.

Les temps ont beau changer, les jeunes managers rompus aux méthodes de gestion occidentales ont beau prendre un à un les leviers du pouvoir économique, trop rares sont les PME qui saisissent leur avenir à bras-le-corps. « Beaucoup vivotent en attendant 2010, sans vision, sans stratégie, déplore Nadia Fettah Alaoui, directrice associée du fonds d’investissement MarocInvest. Et surtout, elles n’investissent pas. » C’est que la transparence n’est pas inscrite, non plus, dans le patrimoine génétique des entreprises marocaines, familiales pour l’essentiel. « Elles préfèrent rester seules plutôt que de nous ouvrir leurs portes et leurs livres de comptes, poursuit Nadia Fettah Alaoui. Plutôt que de devoir, également, vendre exclusivement sur facture, acquitter la TVA et déclarer l’intégralité de leur chiffre d’affaires... » Bilan : MarocInvest ne compte qu’une dizaine de PME en portefeuille, après en avoir rencontré près de 300 en trois ans.

La frilosité des chefs d’entreprise en dit long, aussi, sur le manque de confiance des Marocains en leur patrie. « Il n’y a pas encore eu le déclic qui les pousserait à investir dans leur pays, simplement parce qu’ils croiraient en son avenir », décrypte Jean-Marie Schmitz. Sans investissements productifs, pas de forte croissance. Et sans croissance dynamique, pas de création d’emplois à la mesure des besoins... Seul l’immobilier, objet de toutes les spéculations, fait un malheur. Auprès des Marocains de l’étranger, notamment, qui réalisent 83% de leurs placements dans la pierre.

Autre reflet de cette méfiance viscérale, le poids du secteur dit « informel » ne décroît pas. Au contraire. « L’immense partie du tissu économique qui échappe à toute loi fiscale et sociale est plus importante qu’il y a cinq ans », évalue Nadia Salah. Autant de salariés privés de toute protection sociale. Et autant de précieuses ressources qui échappent au budget de l’Etat, au détriment de sa capacité d’investissement. Une fatalité ? « Non, à condition de moraliser la vie publique, tranche Saloua Karkri-Belkeziz, fondatrice de l’Association des femmes chefs d’entreprise du Maroc. Les entrepreneurs ne rechigneraient pas à payer des impôts si l’argent public était bien géré et bien employé. »

C’est loin d’être le cas dans l’éducation, talon d’Achille du Maroc. « L’Etat consacre 230 € par an à la scolarisation d’un enfant. Nous, cela nous coûte 70 € », pointe le publicitaire Noureddine Ayouch, président de la fondation Zakoura, spécialisée dans la distribution de microcrédits, l’éducation non formelle et l’alphabétisation. Coupable, selon lui : « la bureaucratie et une administration pléthorique ». Ayouch est un homme en colère. « L’éducation et la lutte contre l’analphabétisme, pierres angulaires du développement, devraient être des priorités, élevées au rang d’investissement pour l’avenir ! Or, on en est loin... » Pour Rachid Benyakhlef, l’explication est aussi simple que cruelle : « La conscience que l’élite économique et politique a des souffrances du Maroc des bidonvilles et des quartiers populaires est purement intellectuelle. Ce n’est pas la conscience du cœur. Au fond, l’élite ne sait pas comment faire pour réinvestir le champ social et idéologique. » Un constat lourd de dangers.

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