Mais, attention aux interprétations sur ces sujets aussi polémiques. Il s’agit bien dans le recensement de « première langue parlée », on ne sait pas combien de personnes passent d’une langue à l’autre. Nul ne sera surpris de découvrir que la « berbérité » est un phénomène essentiellement rural : 57% de berbérophones vivent à la campagne. Mais il n’est pas un phénomène majoritaire puisque 63% des ruraux parlent seulement darija. Bien sûr, la carte des langues montre des différences, mais il faut aller très loin dans le détail pour arriver à voir des zones distinctes.
En ville, 78% ne parlent que le marocain soit 12,7 millions de personnes, et 3,6 millions d’urbains, 22%, parlent l’amazigh, l’une des trois langues.
On s’en souvient, la recherche de ces données linguistiques avait créé moult débats dans les couloirs de Rabat : pas besoin d’être grand clerc pour deviner quels usages politiques on peut faire de ces données, au-delà des attentes purement culturelles.
En 1960, pour le premier recensement de l’Indépendance, quand le Maroc comptait 11 millions d’habitants, il y avait 18% de berbérophones, ne parlant que le berbère. S’y ajoutent 14% de gens qui parlaient à la fois le berbère et l’arabe. Aujourd’hui, cette précision concernant le bilinguisme n’existe pas. Donc, cinquante ans après, la part des berbérophones reste, grosso modo, stable, ce qui, en valeur absolue, représente un triplement de la population.
Si on veut se faire comprendre de la majorité des gens, il faudra utiliser la darija, en dépit de tous les tabous qui pèsent sur la langue commune, face au crédit dont jouit l’arabe classique, qui, il faut le reconnaître a été aussi un enjeu politique.
Du côté de l’écrit, la situation des Marocains est tout aussi compliquée que pour l’oral.
Les puristes arabisants, qui n’exploitent que cette langue (écrite et lue) ne sont que 4,1 millions (population de plus de dix ans), soit 17,3%. Les polémiques politiques des années 70 et 80, qui voulaient « éradiquer » le français, langue coloniale, ont donc largement échoué : les Marocains sont majoritairement bilingues. Plus, grâce ou à cause de la croissance démographique, ils sont de plus en plus nombreux à être bilingues. Au moment de la globalisation triomphante... nul ne s’en plaindra. La darija, autour de laquelle ont commencé des débats identitaires, s’épanouit mais reste orale. La carte de l’écrit est floue : 10,1 millions de Marocains de plus de dix ans ne lisent pas et n’écrivent aucune langue : ce sont les analphabètes recensés (43%). Sur les 21 millions de Marocains qui ne savent que « drrej » (parler en marocain), seuls 13,5 millions (de plus de 10 ans) lisent et écrivent l’arabe classique...
Autre distinction significative : les garçons sont 2,6 millions à utiliser l’arabe seul, soit 1 million de plus que les filles (1,5 million), qui quand elles savent lire et écrire sont plus bilingues que leurs camarades. Quid des autres langues étrangères, en particulier cette langue universelle qu’est l’anglais ? Pas grand-chose, pauvre résultat... seulement 15% des Marocains de plus de 10 ans lisent et écrivent une autre langue que le français et l’arabe...
Les bilingues plus nombreux que les arabisants
La langue française, langue de travail par excellence, n’est plus le reliquat de l’histoire coloniale, elle est devenue la langue des affaires. Et aussi la seule « connexion » à la globalisation, vu la très faible part de l’anglais. Ce, en dépit des lobbys « arabisants « , et en dépit de la période de « l’arabisation » de l’Education nationale.
Lire les caractéristiques de n’importe quelle machine se fait en anglais, en français, en chinois peut-être... mais très rarement en arabe. Aussi, selon le recensement, 7,17 millions de Marocains lisent et écrivent les deux langues seulement : arabe et français. Seulement 4 millions lisent et écrivent l’arabe seul. En fait, après les analphabètes (43%) les bilingues dominent le paysage linguistique (lire et écrire).
Ecrit : Polyglottes les ‘Rocains ?
Si l’on en croit les données du recensement, environ 2 millions de Marocains de plus de dix ans lisent et écrivent une autre langue (anglais, espagnol, etc.) en plus de l’arabe et du français, un peu plus les garçons que les filles (respectivement 1,24 million et 920.000), soit 15% de la population concernée. Ce qui est très peu pour un pays qui se dit ouvert.
Mais probablement, n’a-t-on pas compté ceux qui, avec leur système D, s’imprègnent de langues étrangères, à l’intuition, sans jamais les avoir étudiées. Il n’empêche qu’il faudra sans doute faire un effort pour satisfaire la Vision 2010 du tourisme : les visiteurs ne seront pas tous francophones...
En 1960...
Le recensement de 1960, le premier du Maroc indépendant, distinguait les Marocains musulmans, les Marocains israélites et les étrangers. Chez les « Marocains musulmans », dans un contexte où 83% étaient analphabètes, 12% des hommes seulement écrivaient et parlaient l’arabe seul, 0,9% le français seul, et 8,5% l’arabe et le français. En cinquante ans, l’école publique a bien changé ces données, même si on peut lui reprocher de n’avoir pas soigné la qualité. Chez les femmes, l’analphabétisme atteignait 95% ! Seules quelques privilégiées étaient lettrées : 1,9% des femmes « marocaines musulmanes » lisaient et écrivaient l’arabe seul, 0,7% le français, et 3% l’arabe et le français. En 1960, le Maroc comptait 11 millions d’habitants.
"Moins d’un Marocain sur trois est berbérophone (28,4%). Et encore : les berbérophones parlent trois langues régionales et arrivent à peine à se comprendre entre eux. La vision du recensement est celle de non-berbérophones. Cette carte montre la concentration de l’utilisation de l’Amazigh par provinces. Il faut être très prudent dans l’interprétation.
La darija reste la langue parlée par presque tous. Le passage à l’écrit laisse sur la touche 10 millions de Marocains. 4 millions sont arabisants purs et durs (lisent et écrivent uniquement l’arabe), 7 millions exploitent le français et l’arabe, 2 millions écrivent et lisent une autre langue que le français et l’arabe classique, soit 17% des Marocains de plus de 10 ans.
Le passage de l’oral à l’écrit est à l’origine de la dissonance cognitive nationale...Pour se comprendre, il faut se lever tôt !"
Mouna Kadiri - L’Economiste