Samedi 20 septembre 2008. Profitant de la clémence, inhabituelle en cette période de l’année, de dame nature, les toulonnais ont investi en masse les rues de leur ville : les trottoirs sont bondés, les terrasses des brasseries et cafés sont pleines à craquer. Dans cette cohue, Omar
Raddad, chemise à carreaux, jeans et baskets, tente de se frayer un chemin. Tête baissée presque tout au long du trajet, il tient coûte que coûte à passer inaperçu. “Je n’ai pas très envie d’être reconnu, sinon on risque de passer un bon moment ici”, confie ce dernier, prétendant être sans cesse sollicité lors de ces virées urbaines : “À chaque coin de rue, les gens viennent me demander des nouvelles de mon affaire. Certains vont même jusqu’à solliciter des autographes et des photos avec moi”. Et quand les admirateurs ne lui courent pas après, ce sont les médias qui le réclament. En moins d’une heure, l’ancien jardinier, condamné en 1994 à dix-huit ans de prison pour meurtre avant d’être gracié près de huit ans plus tard, est contacté par deux radios et un quotidien ayant pignon sur rue. “Et vous n’avez rien vu. Je reçois au moins une dizaine d’interviews par jour”, lâche-t-il, pas peu fier, avant de se reprendre : “Mais attention, je ne me prends pas pour une star, loin de moi cette idée. Je suis juste la victime d’une injustice qui ne veut pas que les gens oublient ce qui lui est arrivé”.
Contrairement à ce qui était prévu, notre entretien aura finalement lieu à son domicile. “On y sera plus tranquille”, promet-il. Direction une cité HLM de la banlieue toulonnaise où il occupe un trois-pièces avec son épouse et ses deux fils de 17 et 21 ans. La décoration du salon est kitch : canapé fleuri aux couleurs criardes, tableaux vieillots, mobilier d’un autre âge… Un “intrus” quand même dans ce décor : l’écran LCD dernier cri posé sur un meuble lui aussi antédiluvien où sont rangés des dizaines de cassettes d’émissions sur “l’affaire Raddad”. Avant d’aborder le vif du sujet, notre hôte s’assure que la porte nous séparant du reste de l’appartement est bien verrouillée. “Je veux que ma famille reste loin de mes déboires. Elle a déjà assez souffert comme ça et je ne veux pas en rajouter”, lâche t-il pudiquement pour expliquer son geste avant d’ajouter : “Vous savez, depuis ma libération je n’ai jamais ramené de journalistes à la maison. Cela ne m’est arrivé qu’une seule fois avec une télévision marocaine. C’est une règle que je me suis imposée pour protéger mon entourage”.
La famille de Omar Raddad devra en tout cas encore être patiente avant que cette affaire ne soit enterrée. À l’occasion du dixième anniversaire, jour pour jour, de sa libération, ce dernier vient de demander la révision de son procès. Et il se dit prêt à se battre le temps qu’il faudra pour que “justice soit faite” : “Jamais je ne laisserai tomber, rien n’est plus important à mes yeux”, jure-t-il. Et de poursuivre, sourire au coin des lèvres : “Je vous rappelle que je suis un rifain, et un rifain n’abandonne jamais”.
De Beni Oulichek à Cannes
Omar Raddad est né le 1er juillet 1962 à Beni Oulichek, un douar dans la région de Nador. Très jeune, il est contraint d’abandonner l’école pour subvenir aux besoins de ses cinq frères et sœurs, laissés sur le carreau par un père parti s’installer en France dès le milieu des années soixante. Le jeune homme se retrouve donc du jour au lendemain épicier dans le douar. Une vie misérable sans perspectives d’avenir dans un rif totalement abandonné à son sort par le pouvoir. Au lendemain des émeutes de 1984 qui ont valu aux rifains le célèbre sobriquet d’“Awbach” de la part de Hassan II (Omar a également perdu un cousin lors de ces événements), Omar Raddad n’a qu’une idée en tête : passer quelques jours de vacances chez son paternel. En 1985, il atterrit à Cannes, à 23 ans. C’est le choc : “J’ai découvert une ville magnifique avec sa croisette, ses jet-setteurs, ses paillettes…Pour quelqu’un comme moi venant du rif, c’était le paradis”. Sous le charme, il décide d’y poser ses valises définitivement. Dans la foulée, il rencontre celle qui est, depuis maintenant 22 ans, son épouse. “Une grande femme, insiste-t-il ému, tout au long de mon calvaire elle a été patiente et, surtout, elle m’a soutenu sans arrêt”. Le couple Raddad a alors une vie des plus correctes. Omar gagne plutôt bien sa vie. Il a appris auprès de son père le métier de jardinier qu’il pratique pour son propre compte, essentiellement dans les villas cossues de la banlieue cannoise.
Descente aux enfers
La vie de Omar Raddad bascule le 26 juin 1991. Ce jour-là, avec son épouse et ses deux fils, dont le cadet est né dix jours plutôt, il fête l’Aïd El Adha chez ses beaux parents à Toulon.
“Vers le coup de midi, se souvient ce dernier, il a commencé à pleuvoir des policiers de partout. Des cars de CRS ont encerclé la cité. À ma grande surprise, ils étaient là pour moi”. Et de poursuivre, mi amer mi amusé : “Sur le coup je croyais que j’étais la cible d’une caméra cachée. Je me disais que c’était sûrement un membre de ma famille qui me faisait une farce”. Terrible désillusion. Emmené au commissariat, Omar Raddad apprend qu’il est soupçonné d’avoir assassiné Ghislaine Marchal. Cette richissime veuve de 65 ans qui l’employait tous les vendredis, a été retrouvée morte de 17 coups de couteau dans la cave de sa villa de Mougins (petite ville à quelques kilomètres de Cannes). Sur la porte, une inscription écrite avec un doigt ensanglanté : “Omar m’a tuer”. C’est suffisant pour le parquet général qui s’empresse d’inculper de meurtre le jardinier marocain qui clame, depuis, son innocence. L’affaire Raddad peut alors commencer...
Le 2 février 1994, Omar Raddad a l’impression que le ciel lui tombe à nouveau sur la tête. La Cour d’assises le condamne à dix-huit ans de réclusion criminelle. “J’étais sûr à cent pour cent d’être libéré, ça ne pouvait pas se passer autrement : j’étais innocent”, déclare-t-il aujourd’hui. Tous les observateurs sont pris au dépourvu, choqués par le verdict. Ils s’attendaient eux aussi à un acquittement. D’autant que la défense a démontré rigoureusement l’innocence de l’accusé ainsi que l’existence de beaucoup de zones d’ombre dans cette affaire. Quelques jours auparavant, un sondage paru dans la presse affirmait que 65% des Français ne croyaient pas en sa culpabilité. À sa sortie du tribunal, l’avocat de Omar Raddad, Jacques Vergès, se fend d’une déclaration lourde de sens : “Il y a cent ans, on condamnait un soldat parce qu’il avait le tort d’être juif (en référence à Dreyfus, capitaine de l’armée française condamné injustement en 1894 à perpétuité pour espionnage), aujourd’hui, on condamne un jardinier parce qu’il a le tort d’être maghrébin”. A l’annonce du jugement, le célèbre avocat des causes perdues n’est pas le seul à vouloir exprimer son mécontentement. Les codétenus de Omar Raddad tiennent à le faire eux aussi. À leur manière : ils sont à deux doigts de détruire leur prison mais celui-ci les en dissuade à la dernière minute.
Mobilisation tous azimuts
Terrassé par la terrible nouvelle, Omar Raddad reste à la case prison. Inconsolable. Bouffé par un terrible sentiment d’injustice, il tente de mettre fin à ses jours en avalant des lames de rasoir ou en s’ouvrant les veines à maintes reprises. La mort n’est pas au rendez-vous. Il récidive en cessant de s’alimenter. Il aligne plusieurs grèves de la faim dont il garde encore aujourd’hui les séquelles. “À l’hôpital où j’ai été transféré dans un état grave, j’ai vu mon père pleurer pour la première fois. Je lui ai juré que je ne recommencerai plus et que j’allais me reprendre en main”, raconte-t-il. En plus de cette promesse, ce qui redonne également goût à la vie à Omar Raddad, c’est le mouvement de solidarité considérable qui se met en place autour de lui : un comité de soutien dont font partie de nombreuses célébrités est créé. Une quarantaine d’écrivains français font front pour demander sa libération. Il reçoit durant sa détention plus de trois mille lettres de soutien… Même la monarchie marocaine se range à ses côtés : Jacques Vergès et l’épouse de Omar Raddad sont reçus par Hassan II himself, qui aurait pris en charge une bonne partie des frais d’avocats et soutenu financièrement cette dernière durant cette pénible épreuve. Hassan II n’est pas le seul membre de la famille royale à avoir mis la main à la poche. Le prince Moulay Hicham, convaincu de l’innocence de Omar Raddad, met à sa disposition un ténor du barreau parisien ainsi qu’un détective connu de la place. Quelques années plus tard, ce sera au tour de son cousin, Mohammed VI, de le recevoir au palais d’Agadir pour un entretien privé de vingt minutes durant lequel il lui a signifié : “Ne baissez pas les bras. Votre affaire est celle de tous les Marocains”.
Libéré mais...
Le mouvement de solidarité a donc porté ses fruits. Omar Raddad est partiellement gracié le 8 avril 1996 par Jacques Chirac puis libéré le 4 septembre 1998. “Il est quasiment sûr que Hassan II en a touché un mot au président français qui ne pouvait pas le lui refuser”, croit savoir ce proche de l’affaire. Mais une fois dehors, Omar Raddad ne veut pas se contenter de cette faveur. Il est résigné à poursuivre le combat : “Je veux être innocenté et qu’on découvre enfin qui a tué madame Marchal”. Obsédé constamment par sa quête de justice et de vérité, il quitte son emploi dans une boucherie de Marseille, mis en arrêt maladie indéfini par son médecin pour “problèmes psychologiques”. Omar Raddad reprend alors son bâton de pèlerin. Au quotidien, il va d’un plateau de télévision à un cabinet d’avocat en passant par les laboratoires d’experts. Ecrit un livre. Prépare un film retraçant son histoire, dont l’acteur principal devrait être Rochdy Zem. Mais visiblement, ce n’est pas assez. En 2002, la demande de révision de son procès n’est pas concluante. Le divorce est consommé avec son avocat, Jacques Vergès, qu’il regrette aujourd’hui d’avoir sollicité : “C’était une erreur, Vergès n’est pas apprécié par les juges donc je pense que ça a joué contre moi. J’ai failli le remplacer bien avant mais Hassan II avait insisté pour que je le garde”. En prévision d’une nouvelle demande de révision, Omar Raddad s’est tourné vers une autre star du barreau hexagonal (et de la télévision), l’avocat de l’émission “Sans aucun doute” de TF1, Sylvie Noachovitch. “Espérons seulement que la justice française aura le courage cette fois de reconnaître son erreur”, conclut, confiant, ce dernier.
Source : TelQuel - Mehdi Sekkouri Alaoui