Cinq individus, âgés entre 22 et 46 ans, soupçonnés d’appartenir à l’organisation terroriste Daesh et de préparer des attentats contre des installations vitales et des institutions sécuritaires, ont été arrêtés par les forces de sécurité marocaines.
Saïd est-il un jeune homme de 27 ans proche des milieux islamistes extrémistes, susceptible de mettre en péril la sûreté du territoire national, ou, tout simplement, comme il se décrit lui-même, un « Français d’origine maghrébine » dont la pugnacité a accru la méfiance de l’administration à son égard ?
Tour de contrôle. Il y a trois mois, en tout cas, le préfet de Seine-Saint-Denis lui a retiré son badge d’accès à son lieu de travail. Saïd ne travaille pas n’importe où : il est ingénieur des systèmes de sécurité aérienne à l’aéroport de Roissy. C’est lui qui assure, en équipe, le bon fonctionnement des outils informatiques et électroniques utilisés par les contrôleurs aériens. « Pour planter un aéroport, il n’y a rien de mieux que ce genre de job dans la tour de contrôle. Sans leur outil de base, les contrôleurs ne peuvent plus faire grand-chose », explique un spécialiste.
Jusque-là, personne n’avait rien trouvé à redire à la présence de Saïd à un poste aussi sensible. Il est arrivé à Roissy en avril 2000 après un troisième cycle en électronique et la prestigieuse Ecole nationale de l’aviation civile (l’Enac, à Toulouse). Le voilà ingénieur et fonctionnaire d’Etat à la Direction générale de l’aviation civile (DGAC). Dans la famille, frères et soeurs ont poussé loin leurs études. Le père travaillait dans les travaux publics et la mère faisait des ménages.
La vie professionnelle a du bon quand on travaille dans le transport aérien. Saïd profite des billets à tarif réduit pour faire du tourisme. Le 18 décembre 2001, deux mois après les attentats du 11 septembre, il rentre du Maroc. Au guichet de la police aux frontières (PAF), on l’invite à entrer dans un bureau où il est interrogé par une femme et un homme, « habillés en civil », dit-il. « J’avais attendu une heure. Ils m’ont dit qu’il ne fallait pas m’énerver, que c’était à cause du contexte international. Je leur ai répondu que je n’étais pas responsable de quelques malades qui commettaient des crimes aux quatre coins du monde. Ils ont eu l’air ébahi quand je leur ai dit ma profession. Ils m’ont posé un tas de question sur l’islam. Je leur ai déclaré que j’étais musulman pratiquant, mais que je refusais de payer pour des gens qui se revendiquent de la même religion que moi. Je suis ressorti de cet entretien un peu énervé mais je me suis dit que ce n’était pas grave. »
Fichiers. En avril 2002, Saïd se voit attribuer un nouveau badge par la PAF dans le cadre d’une opération de renouvel lement des moyens d’accès en zone sensible. Le 26 juin, il déclare le vol de ce badge parmi d’autres objets dans sa voiture stationnée au sous-sol de sa résidence à Argenteuil (Val-d’Oise). « J’ai immédiatement porté plainte au commissariat de ma ville. Je n’ai fait qu’obéir aux recommandations que nous a données le personnel du local sûreté d’Aéroports de Paris. » D’ailleurs, raconte-t-il, on lui promet un nouveau badge qu’il pourra retirer à la PAF, où il se rend le 17 juillet. « Je suis tombé sur deux personnes qui m’ont dit, l’air embarrassé, qu’elles ne pouvaient pas me donner mon badge. Un officier est arrivé. Il m’a affirmé : "Vous savez que vous apparaissez dans les fichiers de la police spécialisée. Vous êtes arabe et musulman pratiquant. Depuis le 11 septembre, ce n’est pas possible." Je lui ai répondu qu’on m’avait attribué un nouveau badge en avril. Il m’a rétorqué : "De toute façon, vous êtes ingénieur, vous pouvez provoquer un crash en piratant le système informatique. Vous auriez été balayeur, on vous aurait laissé votre badge." »
Saïd affirme encore que dans les jours suivants un fonctionnaire de la préfecture de Seine-Saint-Denis lui a dit : « Ce n’est pas vous le problème, c’est le poste. » Un de ses supérieurs hiérarchiques lui aurait aussi indiqué que, selon un agent de la PAF de Roissy, il « appartiendrait à un groupe extrémiste activiste islamique dur ». Saïd n’a cessé de rejeter ces soupçons : « Je refuse de devoir me justifier sur mes convictions religieuses. » Fin juillet, il introduit une requête auprès du procureur de Bobigny (Seine-Saint-Denis) pour discrimination. Puis multiplie les recours devant le tribunal administratif.
« Réserves ». Le 23 août, il est convoqué par un officier « qui se réclamait du ministère de l’Intérieur et avec qui toute la conversation a tourné autour du sentiment religieux. Quand je lui ai dit que j’avais porté plainte auprès du procureur, il a changé de tête », raconte Saïd. Il reste convaincu que ses recours devant la justice ont déplu à l’administration préfectorale, déjà très méfiante après la disparition du badge : « J’émets les plus extrêmes réserves quant à la réalité du vol du badge », écrit le préfet de Seine-Saint-Denis, le 21 octobre, au président du tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Pourtant, Saïd affirme avoir produit « le rapport du gardien de sa résidence qui a constaté les faits ».
Courant octobre, le préfet retire le badge d’accès de l’ingénieur en se référant notamment à un rapport du directeur de la PAF d’Orly du 18 décembre 2001, jour de son entretien au retour du Maroc, et à une note des Renseignements généraux du 3 septem bre 2002. Depuis, Saïd s’interroge sur le contenu des rapports de police le concernant : « Si, réellement, un rapport existe sur moi depuis un an, pourquoi avoir renouvelé mon badge en avril 2002 ? »
« Sans risque ». « Le préfet n’a pas de justification à donner quand la sécurité du territoire intérieure est en jeu, souligne un haut responsable du ministère de l’Intérieur. Ce garçon aurait-il oublié qu’il est dans une profession soumise à agrément ? Nous sommes dans un cadre très discrétionnaire où l’agrément a force de loi. Celui qui le délivre n’a de comptes à rendre à personne. L’histoire de l’agrément revêt toute son importance, vu le contexte international. On ne peut plus se permettre le moindre doute sur un individu. Ce serait une faute professionnelle de laisser passer une faille. Tout doit être sans risque, étanche. »
La préfecture de Seine-Saint-Denis se refuse à tout commentaire. A la direction de la police nationale, on se limite à indiquer que « ce garçon a tenu des propos laissant supposer qu’il appartient à une tendance un peu dure de l’islam ». Les autres administrations concernées ne sont guère plus loquaces. « Les services de police ont estimé qu’il était plus prudent de ne plus le laisser passer en zone réservée. On a parlé de liens avec des secteurs islamistes », avance une source proche d’Aéroports de Paris. La DGAC, qui emploie Saïd, rappelle que la sécurité aéroportuaire relève de l’autorité du préfet : « Nous n’avons pas compétence en ce domaine. Notre organisation recouvre la séparation des pouvoirs de l’Etat. C’est le préfet qui est responsable de la sûreté. Nous, nous essayons de trouver à ce fonctionnaire une affectation dans une zone qui ne soit pas réservée. »
L’Union syndicale de l’aviation civile-CGT dénonce un « délit de sale gueule » dans une lettre adressée, le 19 novembre 2002, au directeur général de l’aviation civile : « L’arbitraire de la situation vécue aujourd’hui à Roissy interpelle les personnels qui peuvent demain, eux aussi, se voir retirer leur badge sous des prétextes d’appartenance syndicale, politique, religieuse, philosophique... en contradiction avec la Constitution de notre république laïque. »
Saïd, qui est dans l’impossibilité de se rendre à son travail mais perçoit son salaire, continue de clamer haut et fort son indignation : « Certains confondent pouvoir discrétionnaire et pouvoir arbitraire. » Le jeune homme affirme avoir adressé une lettre sur son cas à Nicolas Sarkozy. Il dit : « Le ministre de l’Intérieur n’a-t-il pas déclaré qu’il ne fallait pas faire d’amalgame entre musulman et terrorisme ? ».
Par Jacky DURAND
lundi 23 décembre 2002
© Libération
Ces articles devraient vous intéresser :