Après le Choc des attentats , tour de vis sécuritaire au Maroc

27 août 2003 - 18h34 - Maroc - Ecrit par :

Avec les attentats meurtriers de Casablanca le 16 mai 2003, une illusion s’est dissipée. Celle d’un Maroc à part, d’un royaume singulier : arabe, mais protégé des tourments du Proche-Orient par sa proximité avec l’Europe ; musulman, mais immunisé contre l’islamisme radical par un monarque descendant en ligne directe du prophète Mahomet et doté du statut de commandeur des croyants. L’heure est au blindage sécuritaire et à la restriction des libertés.

En moins d’une heure, le 16 mai dernier, l’image de ce Maroc rassurant aux yeux de l’Occident a volé en éclats. Cinq cibles dans le centre de Casablanca, la capitale économique du royaume, 43 morts - dont 13 jeunes kamikazes venus des bidonvilles - et une centaine de blessés : le Maroc a basculé ce soir-là dans une violence aveugle dont les autorités commencent tout juste à mesurer les conséquences. En dépit des paroles rassurantes des dirigeants, elles s’annoncent désastreuses sur le plan politique et économique. Un Maroc idéalisé, celui d’un royaume ancestral qui aurait réussi la synthèse miraculeuse de la modernité et de la tradition, a littéralement explosé. Il y aura un Maroc d’avant le 16 mai et un Maroc d’après le 16 mai 2003.

Les premières retombées sont déjà là, bien palpables. C’est vrai sur le plan économique. De petits signes en portent témoignage, comme ces projets de films à gros budget brusquement annulés par des majors américaines pour des raisons de sécurité. Le royaume, qui avait investi dans ce secteur d’avenir, a perdu son statut de terre promise pour les cinéastes anglo-saxons. Plus inquiétant : sous couvert d’anonymat, un ministre a reconnu que, conséquence des attentats du 16 mai, le taux de la croissance économique risquait d’être réduit de moitié cette année. Les touristes européens, les investisseurs étrangers, les travailleurs émigrés doutent de l’avenir du royaume et rechignent à faire comme si de rien n’était.

Mais c’est sur le plan sécuritaire que le changement apparaît le plus spectaculaire. Douze jours après les attentats, dans un bref discours lu d’un ton appliqué à la radio et à la télévision, le roi Mohammed VI a décrété « la fin de l’ère du laxisme ». « L’heure de vérité a sonné [pour> ceux qui exploitent la démocratie dans le but de porter atteinte à l’autorité de l’Etat », a-t-il dit. Et le souverain de dénoncer « certains milieux » accusés de faire un « mauvais usage de la liberté d’opinion » et de se cantonner « dans une opposition systématique aux orientations des pouvoirs publics ».

Le roi n’a pas été plus précis, mais tout le monde a compris le message : les islamistes, toutes tendances confondues, la presse indépendante, les organisations de défense des droits humains sont dans le collimateur du régime. Ils étaient de plus en plus mal vus (1) ; ils seront désormais combattus sans s’embarrasser des moyens.

L’affaire Lmrabet
A dire vrai, le Palais royal veut mettre un point final à un « laxisme » qui n’a jamais existé. Au contraire, depuis des mois, une reprise en main était perceptible dont témoigne, jusqu’à la caricature, la dramatique histoire du journaliste Ali Lmrabet, condamné à quatre ans de prison ferme (peine ramenée à trois ans en appel) pour, entre autres motifs, « outrage à la personne du roi ». Qu’on juge de son crime : dans les colonnes de son journal, Demain Magazine, il a osé publier un photomontage égratignant des responsables politiques, reproduire des extraits de l’interview d’un « républicain » marocain favorable à l’autodétermination des Sahraouis et, enfin, donner des indications chiffrées sur le budget du Palais royal. Il est vrai que ce dernier - beaucoup plus élevé que celui, par exemple, de la famille royale espagnole - est traditionnellement voté sans discussion par le Parlement et que la presse a pour consigne de ne pas en parler.

Le cas d’Ali Lmrabet est un exemple des dérives autoritaires du régime. D’autres, qui ont rencontré moins d’écho à l’extérieur, visent les services de sécurité, accusés d’avoir recours aux enlèvements et à la torture, comme naguère au cours des années les plus noires du règne de Hassan II. La révélation par la presse américaine que, pour des raisons d’efficacité, la CIA n’a pas hésité à sous-traiter aux Marocains l’interrogatoire de détenus de Guantanamo, accusés de terrorisme, n’est pas faite pour améliorer l’image d’une monarchie qu’on disait réconciliée avec la démocratie. « Le Maroc est en train de renouer avec les pratiques du passé dans ce qu’il a de plus archaïque, de plus injuste et de plus inhumain », déplore l’écrivain Abdelhak Serhane, l’une des rares voix encore libres.

Désormais, le régime a les coudées franches. Dans la foulée des attentats, le Parlement a adopté une loi antiterroriste qui, en des temps moins confus, aurait fait descendre dans la rue les démocrates tant le nouveau texte marque un renforcement des pouvoirs de police. Est considéré comme terroriste « tout acte prémédité, individuel ou collectif, ayant pour but de porter atteinte à l’ordre public par la terreur et la violence ». Vague, la définition autorise tous les abus.

Les autres articles vont dans le sens d’une restriction des libertés : la garde à vue a été portée à douze jours (trois jours renouvelables quatre fois) ; les perquisitions à domicile sont désormais possibles à toute heure du jour et de la nuit ; les règles qui encadrent l’interception du courrier, les écoutes téléphoniques et la violation du secret bancaire sont assouplies. Enfin, un alourdissement des sanctions pénales a été adopté. Celui qui encourait vingt ans de prison en risque dorénavant trente ; celui qui encourait un emprisonnement à vie risque d’être sanctionné par la peine de mort. « Il y a un durcissement très net du régime », observe le président de l’Association marocaine des droits de l’homme, M. Amine Abdelhamid.

Rares sont les voix à oser critiquer le tour de vis sécuritaire. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) qui siègent à la Chambre des représentants (l’équivalent de la Chambre des députés), où ils constituent la principale force de l’opposition, avaient osé critiquer en termes vifs le projet de loi. Au printemps, ils faisaient part de leur intention de voter contre le texte « liberticide ». C’était avant les attentats-suicides. L’émotion soulevée par les explosions du 16 mai a eu raison de leurs bonnes résolutions, et c’est à la quasi-unanimité (une seule abstention) que le texte a été voté par la Chambre des représentants. La Chambre des conseillers (une sorte de Sénat) lui a emboîté le pas comme un seul homme.

Cet unanimisme cache mal la fracture mortelle qui traverse le royaume, divise l’opinion et malmène ses élites. Le débat de fond concerne l’islamisme politique, sa responsabilité dans les attentats de Casablanca et, au-delà, sa place dans une société tiraillée par des aspirations difficiles à concilier. Lorsque des textes circulent sous le manteau qui font l’apologie d’un « gouvernement islamique tiré exclusivement des textes du Coran et de la tradition », la tentation existe de faire l’amalgame et de vouloir rejeter les islamistes de tous bords. Le Maroc bien-pensant n’échappe pas à ce penchant annonciateur de vents mauvais pour le pays. En témoigne l’exemple récent de l’Algérie ou celui d’autres Etats du Proche-Orient, confrontés à des situations voisines. Chaque fois, le pouvoir en place s’est appuyé sur les « démocrates laïques » pour éradiquer les islamistes et, la besogne achevée, il s’est retourné contre ses anciens alliés...

Parce qu’il est le seul parti islamiste autorisé par le Palais, le PJD focalise les attaques menées par les « éradicateurs » contre les « barbus ». « C’est la politique du PJD qui a incité des jeunes à commettre ces actes ignobles », accuse la présidente de la Ligue démocratique pour les droits de la femme (LDDF), Mme Najat Ikhich. Les responsables du PJD « n’ont cessé depuis la légalisation de leur mouvement d’utiliser la religion à des fins politiques », écrivait récemment le quotidien des anciens communistes, Al Bayane, tandis qu’un autre journal appelait les pouvoirs publics à mettre fin au « laxisme » dont se seraient rendues coupables les autorités.

Dans une claire allusion aux islamistes du PJD, le quotidien des socialistes, Libération, montrait du doigt sans les nommer ceux qui pratiquent « le terrorisme dans sa forme soft, civile » et font peser « une chape de plomb sur le paysage culturel et social ». Pour faire bonne mesure, le numéro deux du Parti socialiste marocain (USFP), M. Mohamed El Yazhri (candidat pour diriger le parti de Mehdi Ben Barka), n’a pas hésité à exiger publiquement des islamistes du PJD qu’ils demandent pardon aux Marocains pour les crimes commis par les kamikazes du 16 mai. Que le PJD se soit tout de suite désolidarisé des attentats, qu’il prône depuis toujours la non-violence, qu’il ne perde pas une occasion de dire son attachement au trône, apparemment, ne suffit pas à apaiser les esprits.

La « marche contre le terrorisme » organisée fin mai à Casablanca a illustré jusqu’à la caricature l’incapacité des « démocrates laïques » à dialoguer avec les islamistes modérés. Fallait-il ou non accepter la participation des islamistes ? Leur faire une place ou les ostraciser ? La question a agité les organisateurs venus de la société civile, suscité des débats confus, engendré querelles et anathèmes. Finalement, les « barbus », poussés par les pouvoirs publics, ont préféré demander à leurs partisans de rester à la maison. Moyennant quoi, la manifestation dans le centre de Casablanca - une agglomération de plus de 5 millions d’habitants - n’a réuni que quelques dizaines de milliers de personnes, employés municipaux compris. Même s’ils répugnent à l’admettre, le résultat est en deçà des espoirs des organisateurs.

L’islamisme politique fait d’autant plus peur à la frange occidentalisée de la société qu’il est probablement majoritaire à l’échelle du pays. Bien entendu, ce n’est pas ce que montrent les résultats des élections législatives de septembre 2002, qui ont placé les « barbus » derrière les socialistes de l’USFP, et les nationalistes de l’Istiqlal. Mais que vaut un scrutin réputé « libre et honnête » dont les résultats bureau de vote par bureau de vote n’ont jamais été publiés - une première dans l’histoire du Maroc ?

A défaut de chiffres, il reste les informations distillées par les uns et les autres. Toutes vont dans le même sens : le vert des islamistes est la couleur dominante du royaume. Et si les chiffres n’avaient pas été « arrangés » par l’administration, ce n’est pas une quarantaine de sièges qu’aurait remportés le PJD, mais 70, alors même que la formation islamiste ne présentait de candidats que dans 56 circonscriptions sur les 96 que compte le royaume...

Il faut tordre le cou à un autre mensonge, celui de la participation. Les témoignages des journalistes espagnols - venus en nombre quand la presse française ne s’est guère intéressée au scrutin -, les confidences anonymes de responsables politiques se rejoignent pour dire qu’un électeur sur trois seulement s’est déplacé à l’occasion des législatives, et non pas un sur deux comme le prétend le ministère de l’intérieur.

Rejet de tous les partis laïques
Cinq ans après, l’espoir soulevé par l’« alternance » - l’alliance du trône et de la gauche pour « sauver le pays de la crise cardiaque », pour reprendre les mots de Hassan II au soir de son règne - est retombé. La sanction est sévère pour la classe politique. Des socialistes aux nationalistes, de la droite à la gauche, tous les partis politiques « laïques » sont rejetés par les Marocains, tandis que le Palais, avec ses fastes et son opacité, n’a jamais paru aussi lointain. Le « roi des pauvres », la « génération Internet » (pour qualifier les jeunes conseillers du monarque) : autant de slogans creux sortis de l’imagination de publicitaires et qui, dans le Maroc d’aujourd’hui, ne provoquent plus que haussements d’épaules et sourires entendus.

Les islamistes du PJD se sont accommodés du kidnapping électoral dont ils ont été victimes l’an passé. La conquête du pouvoir politique n’est pas leur priorité. Ce qu’ils veulent - ils ne s’en cachent pas - c’est « islamiser la société ». D’où leurs campagnes sans nuance contre les symboles de l’Occident sous toutes ses formes : le cinéma et ses scènes érotiques, les groupes de hard rock et leur « rites sataniques », la présence d’établissements scolaires français... Voilà la priorité. Secondaires, les consultations électorales sont négociables avec le Palais. Pour les élections locales prévues en septembre prochain, il y a fort à parier que les islamistes du PJD, pour « protéger le processus démocratique », comme ils disent, sauront faire preuve de souplesse et, une nouvelle fois, limiter le nombre de leurs candidats.

Mais à côté de cet islamisme de connivence, qu’incarne aussi, dans une large mesure, la puissante association Justice et bienfaisance (al adl wal ihsane) du vieux cheikh Yassine, existe un autre courant, radical celui-là. Issu du wahhabisme saoudien, il se nourrit des prêches de prédicateurs aussi jeunes qu’exaltés tressant à longueur de sermons les vertus de M. Oussama Ben Laden. Avec le temps, il a essaimé en une multitudes de groupuscules indépendants les uns des autres. Ils sont présents à Fès, ont pignon sur rue à Tanger, à Casablanca. C’est dans ce milieu opaque, mal cerné par les services de sécurité, qu’ont été recrutés les kamikazes du 16 mai.

Leur idéologie est sans nuance. Distribué à la sortie des mosquées de Casablanca, il y a quelques mois, un tract émanant de cette mouvance fustigeait la société marocaine « qui a perdu ses repères » et ses dirigeants - au premier rang desquels le « sultan infidèle » -, qualifiés de « renégats » et d’« apostats ». « Le djihad est nécessaire pour changer la situation et faire que la loi de Dieu remplace la loi infidèle. » Dans le combat qui s’annonce, poursuivait le texte, « il est légitime de tuer tous ceux qui protègent un mécréant, fussent-ils mécréants. (...) Nulle protection n’est due aux femmes et enfants car les enfants des mécréants font partie d’eux ».

Qu’un tel discours trouve un écho dans la société n’étonne pas vraiment les sociologues à l’écoute de la société, des mouvements profonds qui la travaillent, des frustrations qui l’animent. Les inégalités sociales de plus en plus tranchées dans le royaume, le mépris des gouvernants, la désinvolture du Palais royal alimentent la désespérance d’une jeunesse qui, diplômée ou pas, ne rêve que de s’exiler. Ce n’est pas un hasard si les kamikazes du 16 mai venaient des bidonvilles de Casablanca et si, parmi eux, plusieurs avaient quitté l’Université convaincus de l’inanité des diplômes.

Le message sanglant du 16 mai sonne comme un avertissement. « Que nous arrive-t-il donc ? », s’interroge Abdelhak Serhane. La question mérite réflexion. Y répondre par des mesures sécuritaires prépare des lendemains douloureux...

ALI EL SAFARI pour le monde diplomatique

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