La folie coke au Maroc

26 novembre 2007 - 12h27 - Maroc - Ecrit par : L.A

Sentiment de puissance. Lucidité. Intensité. Brillance. Créativité. Endurance. Le paradis artificiel de la cocaïne offre tout cela. Un court laps de temps. De la montée euphorique à la descente aux enfers. Enquête sur une drogue dangereusement populaire au Maroc.

Soirée Trance à Bouskoura. Parmi les présents à ce rendez-vous où la jeunesse dorée de Casa-Rabat croise une faune alternative, plus underground, Sarah, 21 ans, une jeune femme plus nerveuse que la moyenne. Elle y est sans y être. Même accompagnée de son Jules du
moment, Sarah n’en a que pour les autres, les têtes nouvelles ou à peine connues. La musique ne lui suffit pas. Elle ressemble à un passager resté sur le quai à attendre, désespéré, en comptant les secondes, le prochain train. Qui ne vient pas !

Sarah est consommatrice de cocaïne et elle a fait le déplacement jusqu’à Bouskoura avec l’idée de trouver un dealer. Problème d’approvisionnement à Casablanca depuis trois mois. C’est panne sèche après une série d’arrestations qui a entraîné une rupture de stock. Une poignée de dealers sont tombés, cela a suffi à créer une pénurie chez les consommateurs habitués. Sarah n’a pas lu la rubrique faits-divers pour le comprendre, le bouche-à-oreille a naturellement fonctionné vite, très vite, parmi ses amis consommateurs. “Mon dealer ne répondait plus. Cela n’a fait que confirmer le climat de paranoïa qui s’installe à chaque arrestation”, explique la jeune femme.

L’ecstasy, par contre, n’a pas disparu du marché, acheté avant la soirée Bouss par son copain. Sarah, plus branchée sniff que gobage, n’a pu compter sur le fournisseur habituel de son copain : “Les dealers d’ecsta se sont spécialisés, ils font rarement dans la coke”. La jeune clubbeuse tourne en rond, elle n’est pas la seule en quête de poudre : “Les gens circulaient durant la soirée en demandant à plusieurs personnes s’ils connaissaient quelqu’un qui en avait…”. Ils sont pour la plupart repartis bredouilles, les personnes connected sachant qu’il ne faut jamais répondre aux demandes d’inconnus. “Les flics peuvent s’inviter à tout moment dans ce type de soirée”, conclut Sarah, pour qui la soirée n’aura manqué que d’un détail : la coke.

Malice et caprices du dealer-roi

Les amateurs de cocaïne sont privés depuis peu de leur dose, mais cette situation n’est que conjoncturelle. Structurellement, le Maroc s’est largement ouvert aux lignes blanches. Elles sont même franchies allégrement depuis que la cocaïne a débordé le cercle restreint de la bourgeoisie marocaine pour atteindre des milieux beaucoup moins aisés. Effet de mimétisme (drogue à la mode), et surtout fait économique : le gramme coûtait 1000 dirhams il y a trois ans contre 500 à 600 dirhams aujourd’hui. La coke est de moins en moins un produit de luxe car il y en a davantage sur le marché. Elle n’est plus rare, d’usage presque courant depuis que le Maroc est devenu un pays de transit pour les narcotrafiquants d’Amérique latine.

Ainsi, selon les chiffres de la douane marocaine, les saisies de cocaïne ont été multipliées par 53 en un an, avec 911 kilos de cocaïne saisis en 2006 contre 17 kilos en 2005. La nature ayant horreur du vide et le sens du business n’étant pas l’apanage des autres, une partie du lot saupoudre le Maroc au passage. Et, parole de dealer, “quand elle n’arrive pas jusqu’à nous, on va la chercher”. Redouane, dealer à Rabat, loin d’avoir l’envergure d’un membre du cartel de Medellin, va faire ses emplettes de manière régulière à Laâyoune. Il achète 1 ou 2 kilos en moyenne entrés illégalement depuis la Mauritanie. Redouane revend le gramme à 700 dirhams, sans possibilité de négociations. “C’est du cristal (qualité supérieure)”, répète t-il au téléphone, sans même chercher à convaincre ses obligés. Les nouvelles vont vite de Casa à Rabat, l’homme se sait en position de force à cause de la pénurie à Casablanca, la capitale coke du royaume. Le client n’est pas roi, le dealer si.

Redouane prend une commande de deux grammes, mais n’en ramène qu’un seul. “C’est tout ce qu’il me reste, à prendre ou à laisser”. Il fixe un prix avant de le majorer, au moment de la transaction, de 100 dirhams, parfois plus. Il donne rendez-vous à l’endroit A, avant de changer pour l’endroit B, ensuite C, etc. “C’est les affaires, c’est comme ça”, explique-t-il à son client assujetti. Le jet passé de la paume du dealer à celle du client pèse moins d’un gramme, il est plus cher et moins pur que prévu, mais le deal fait deux hommes heureux. Et si client pas content, il n’a qu’à se tourner vers un autre dealer. S’il en trouve !

Ça plane pour moi !

Meryem a découvert la coke à 18 ans lors d’un stage avec des photographes étrangers. “On m’a proposé une ligne. C’était aussi anodin dans ce milieu qu’allumer une cigarette. Je n’ai pas hésité une seconde. Ça m’a sublimée : je savais clairement quelle photo je voulais prendre !”. Première ligne, effet immédiat. Meryem a appris, depuis, à ne plus compter les lignes. “Je suis restée moi-même mais en version améliorée”. Meryem a grossi les rangs des sniffeurs, elle éprouve régulièrement la perméabilité de ses narines pour un impact toujours fort, immédiat. Exemple du jour du bac, quand la jeune fille affronte l’épreuve de maths, dont le caractère très virtuel lui vaut généralement sueurs froides et pannes d’inspiration : “J’ai décroché un 18 sur 20, j’étais lucide, c’était incroyable”. Aujourd’hui, elle consomme 1,5 gramme par séance comme un outil de travail, soit au total cinq bonnes lignes. Passe à 3 grammes parfois. “Je foisonne d’idées les trois premiers quarts d’heure suivant une prise. Ensuite, l’effet s’atténuant, j’affine mes idées car la coke vous permet de vous concentrer à fond”. Meryem a mordu, elle est accro même si elle s’en défend d’un geste de la main : “Non, je ne suis pas accro, mais sevrée de coke depuis trois mois, mon rendement a diminué et j’ai un peu arrêté de travailler…”

Ça plane pour moi ! disait la chanson. Nabil, 26 ans, n’a pas l’âge pour se souvenir de la chanson de Plastic Bertrand. Il n’en a pas besoin. Habitué des boîtes de nuit, il prend de la coke pour prolonger la fête et planer sans lutter contre le sommeil : “La première fois, c’était au cours d’une soirée où j’avais beaucoup bu. La coke m’a réveillé. Je n’ai plus ressenti les effets néfastes de l’alcool, le côté assommant. Je ne vivais que les côtés bénéfiques de l’ivresse : gaieté, désinhibition, inspiration”. C’est un constat qui revient chez tous les nightclubbers, amateurs de mélange alcool (fort de préférence) et coke. “On peut se mettre minable, la coke maintient le niveau d’ivresse là où il faut, à la juste limite, celle précédant le départ en vrille ou le K.O technique”, tranche, philosophe, Nabil. La consommation et la vente de coke dans les boîtes sont d’ailleurs un secret de polichinelle. La brigade des stup’ explique ne pas pouvoir pénétrer ce milieu sans se faire repérer à deux kilomètres. Trop décalés par rapport aux nightclubbers, comme une tache dans le décor, aucune opération undercover à l’américaine n’est possible pour eux. Pendant ce temps, le business est florissant et les narines pleines. “On ne va tout de même pas coller un vigile en permanence devant les toilettes !”, s’indigne un gérant de boîte rbatie très fréquentée par les jeunes. A Casablanca, un pub très en vogue n’a pas hésité à recourir à l’inimaginable : fermer les toilettes ! Ne restent que les urinoirs, les amateurs de sniff et ceux voulant faire la grosse commission sont priés d’aller se soulager les narines et les intestins ailleurs.

Sexualité à modulation variable

“J’ai soigné un patient qui prenait de la coke pour des raisons sexuelles”, explique le professeur Nadia Kadiri, psychiatre au centre psychiatrique du CHU Ibn Rochd. L’homme, issu d’un milieu traditionnel, est loin du portrait-robot du consommateur de coke, tel qu’on peut habituellement l’imaginer. Plutôt du style classique et sans histoire, marié à sa cousine, un couple modèle avec bébés et sans chien. Et la coke, alors ? Notre homme y a goûté lors d’une soirée comme les autres, pas plus arrosée que la moyenne. Il a tout de suite plongé, y trouvant un palliatif à sa vie sexuelle pépère : “Ce patient avait une sexualité à vocation procréatrice. Du fait de la cocaïne, il s’est mis à vivre tous ses fantasmes sexuels avec des prostituées. Timide de nature, la cocaïne a levé toutes ses inhibitions”, ajoute Nadia Kadiri. Notre homme, que l’on peut appeller H, découvre d’autres plaisirs. Il goûte à l’interdit et n’en finit pas d’explorer, épaté, son corps, sa sexualité débordante. Cela veut dire deux choses : plus de lignes, plus de crédit à dépenser. C’est la théorie du plus, toujours plus. H ruine son couple et son compte bancaire. C’est son père, finalement, qui finit par le traîner de force en consultation. “Il (le père) lui a parlé comme à un gamin, en l’insultant devant moi. Il l’a infantilisé”, résume Nadia Kadiri pour souligner que les raisons de consommer de la drogue sont plus complexes qu’on ne le croit. L’homme enfant, en prenant sa ligne de coke, se rebelle, brise le carcan familial, rejette les codes sociaux compilés sur plusieurs siècles d’éducation conformiste. Il est en retour traité en enfant !

Rayon psyché, la coke agit à la manière d’un puissant révélateur. Et comme, dixit tous les spécialités du climat mental de l’être humain, “le sexe de l’homme c’est sa tête”, la poudre module à l’envi la sexualité de ses adeptes. “Question sexe, ce n’est que du bonheur. Ma peau devient électrique et mon mec puissant et infatigable”, témoigne Hind. Mais cette effervescence des sens ne dure qu’un temps. “À la longue, la cocaïne n’a plus aucune influence bénéfique sur le sexe. Vous aurez beau appliquer un peu de poudre sur le sexe, comme certains vous le conseillent, c’est le calme plat”, nuance, dépité, Marouane qui, après quelques performances, est tombé dans le panneau des pannes sexuelles au moment où il ne faut pas.

Sur “le sexe, la coke, etc.”, il existe probablement autant de théories que de cocaïnomanes. Samira, comme les autres, tous les autres, présente les choses à sa manière : “À deux, il ne faut pas rater les premières lignes (pour faire l’amour), sinon on plonge chacun dans son univers, on s’en suffit et il ne reste plus que les lignes à se partager à tour de rôle”.

Tant que les sinus le permettent !

Abdellah est un agent commercial de 35 ans. Ses intimes attestent qu’il va mal “puisqu’il a tout lâché, sa femme, son appart, son boulot”. Lui se trouve au contraire “très bien, juste un peu short financièrement pour boucler les fins de mois”. Son histoire avec la coke a démarré le jour où il a flashé sur un film (“Scarface”, 1983) montrant l’ascension puis la chute d’un petit dealer transplanté des rigueurs de Cuba aux plages de Miami. “Je n’ai pas retenu la fin du film, dramatique, mais le reste, toute la partie dédiée au rêve américain”. La suite ? “J’ai un peu goûté à la cocaïne chez des amis plus nantis, mais j’y ai réellement pris goût depuis que la poudre est descendue sous la barre de mille dirhams. C’est récent. Je ne suis pas riche, j’achète la coke pour mon propre compte, parfois en association avec des amis”. Pas cher est un argument convaincant, mais pas suffisant. “C’est surtout une sensation, un plaisir différent. Et puis c’est personnel, cela ne regarde personne”, renchérit Abdellah, qui explique d’une manière très “personnelle” les désordres survenus, depuis, dans sa vie privée. “J’ai rompu mes fiançailles parce que j’ai compris qu’un fossé me séparait de ma compagne, j’ai quitté mon appartement parce qu’il était trop grand, j’ai changé de boulot parce que je n’ai jamais rêvé d’être salarié. Tout cela n’a rien à voir avec la coke”. Abdellah passe sous silence un détail : comment fait-il pour assurer son jet, sa dose de blanche ? “Il deale lui-même à ses proches”, répond l’un de ses amis. Mohamed appartient lui aussi à la communauté, en expansion démographique, des consommateurs-dealers. Etudiant, artiste, il pourrait faire sien l’hymne “Cocaïne” chanté par JJ Cale ou Jackson Browne. “Jiji qui ? Je ne connais pas. Ce que je sais, c’est que je rêve de faire carrière en musique” explique notre rêveur en ligne. “Généralement, les rock-stars arrivent à la coke quand elles sont riches, ici on se poudre le nez avant même d’avoir enregistré une seule ligne de guitare”, ironise un consommateur. Il peut, du moment que lui, son trip coke, c’est le boulot, rien d’autre : “Tant que j’en ai les moyens, et que mes sinus me le permettent, je snifferai mes lignes comme pourraient le faire un médecin, un magistrat, ou n’importe quel homme d’affaires”.

Addiction, soumission, etc.

Scène de la vie quotidienne dans un bar in de Casablanca. Un homme assis avec un couple cherche son ami des yeux. Ce dernier, accoudé au bar, saisit le regard. Avec les yeux, il lui dit oui. En langage clair : leur dealer est disponible. L’homme quitte la table prétextant une envie pressante… “Il (le dealer) m’a dit qu’il arrivait dans pas longtemps”, lui glisse à l’oreille son ami pour le rassurer. Cinq minutes plus tard, nouveau regard inquiet de l’homme en direction du comptoir. Mine dépitée de son ami. L’homme reprend la direction des toilettes, saisit au passage la mauvaise nouvelle transmise par l’ami : “Je l’ai rappelé, il a annulé. On n’aura rien avant demain”.

Les amateurs de lignes en ont marre de rester à la merci de leur dealer, vecteur d’un plaisir, d’une promesse, qui peut se faire attendre longtemps. Ils n’ont d’autre choix que d’accepter cette situation qui évoque une certaine idée de la soumission. Sarah, notre amatrice de la soirée Bouss, explique : “Avec mon dealer, c’est toujours le même scénario. Il ne répond pas directement au téléphone, mais confie la tâche à un autre. Je sais à chaque fois que je vais devoir traverser la moitié de Casablanca en me rendant à trois lieux de rendez-vous successifs. Ce n’est qu’alors que mon dealer ose se montrer. Il arrive en voiture avec deux mecs afin de passer pour une bande de potes en balade. Je monte derrière, je lui passe l’argent, il me passe ma dose. Puis ils me déposent 100 mètres plus loin.” Accepter de consacrer autant de temps, trois heures parfois pour Sarah, pour trouver de la coke, “fait partie des critères répertoriés de l’addiction”, assène la psychiatre Nadia Kadiri. Sarah n’a jamais regardé dans les yeux son dealer. “Je pourrais le distinguer en faisant attention dans la rue mais, franchement, il me serait difficile de le reconnaître”. La jeune accro s’en tient au minimum syndical comme de nombreux clients. “Un dealer n’est jamais votre ami. Il ne vous veut aucun bien et capitalise uniquement sur votre faiblesse. Je définirais nos rapports comme marchands. Je lui file son argent, il me file ma coke et je me casse jusqu’à la prochaine fois”.

Service après vente, connais pas !
La distance entre clients et dealers, généralement respectable, est un miroir de la peur qui peut habiter les uns et les autres. “L’idée du plaisir qui vous attend vous permet de dépasser l’appréhension du rendez-vous avec votre dealer et la peur de l’arrestation éventuelle”, nuance pour sa part Moha, 27 ans. Le monde du deal est un univers sans service après vente. Si pas contents, circulez, allez voir ailleurs ! “Mon dealer m’a dit fermement de ne donner son numéro à personne, c’est lui qui contrôle”, dixit Wafae, jeune amatrice de 30 ans. Le deal se fait en circuit fermé, il ne suffit pas d’avoir un ami qui décroche le bon téléphone pour saupoudrer tout le monde de coke. La méfiance est inscrite dans le code génétique du dealer. Le client, source d’argent facile, est bien le maillon faible de la chaîne. C’est le plus souvent lui qui fait tomber son pourvoyeur. “La justice ne se pose pas de questions. On peut poursuivre les consommateurs comme les vendeurs. Pour un gramme en poche, acheté ou vendu”, résume un consommateur régulier, dealer à ses heures. “Les consommateurs sont faciles à impressionner, ils peuvent très bien céder à la pression policière et balancer le téléphone de leurs dealers, selon un scénario typique : le client appelle son dealer et lui fixe rendez-vous, la police n’a plus qu’à l’attendre et l’arrêter en flagrant délit”, explique notre intermittent du deal en coke. Le piège s’est refermé sur des dizaines de dealers, depuis le début de l’année. Au grand bonheur des rescapés, qui ont élargi le cercle de leurs clients et majoré leur prix. La demande, comme nous le précise notre source, “est toujours sur une courbe ascendante, on dirait que tous en prennent ou peuvent, demain, en prendre”.

Quand le masque tombe

“L’acte de sniffer de la cocaïne est beaucoup plus intime que fumer un joint ou boire une bière”, résume un médecin de Casablanca. Plus simplement : pour sniffer heureux, on se cache. La découverte (par l’autre) peut être terrible. Quand Mehdi, étudiant dans une école supérieure, se fait surprendre par l’un de ses frères, le nez plongé dans la poudre, il sent le sol se dérober sous ses pieds. “Mon frère a tout dit à ma mère et, ce jour-là, c’était la honte de ma vie. Je ne savais plus où me mettre, ni quoi faire”. Mehdi, qui n’a rien trouvé à dire ce jour-là, est pourtant allé au-delà de la honte parce que, admet-il, “l’envie (d’en reprendre) est bien la plus forte”. Il en prend donc toujours, mais en soignant sa garde, pour éviter de se faire (sur)prendre par un parent ou un ami quelconque. “Un matin, ma petite amie me téléphone pour me signaler, d’une voix glaciale, qu’elle venait de trouver un sachet de cocaïne sur le tapis de son salon. J’avais égaré ma dose la veille alors que je passais la nuit chez elle”, raconte Hatim, 40 ans, toujours célibataire. Il n’a rien trouvé à dire à sa petite amie, trop mal à l’aise pour trouver des justifications qui tiennent la route. “Elle a éclaté en sanglots devant moi en me suppliant d’arrêter mes conneries”, ajoute Hatim qui a dû s’expliquer aussi sur ses récentes performances sexuelles. “Elle s’est sentie humiliée quand elle a compris la raison de mon entrain de la nuit précédente”. Pourtant, l’appel de la coke a été plus fort que la douleur de cette femme. Hatim a fouillé la poubelle pour récupérer sa dose, sous les yeux de son amie, toute honte bue, sans ménagement pour elle. “Je suis sorti en évitant de croiser son regard. J’avais trop peur d’y lire le mépris”, se lamente Hatim. Derrière cette crainte, la hantise de traîner une image de toxicomane.

Un ticket pour le plaisir ou l’enfer

Anas, 40 ans, consommateur de coke et d’héroïne depuis l’âge de 25 ans, est en cure de désintoxication au centre médico-psychologique de Tanger, la première ville touchée par le phénomène, bien avant Casablanca, Rabat ou Marrakech. “J’ai découvert la poudre en 1991 mais, très vite, l’alcool et 2 lignes de coke ne m’ont plus suffi. Il fallait que j’en prenne davantage à chaque fois pour retrouver cette sensation de puissance”, confie Anas qui a plongé tête la première dans la poudre. Tanger s’y prête bien. Dans la ville du détroit, les prix sont imbattables. “On est proche des grossistes, contrairement à Casablanca où les dealers font dans le détail. On touche alors le gramme à 300 dirhams. Des groupes d’amis font des achats groupés pour obtenir des ristournes. C’est mathématique, on en consomme encore plus”. D’où un nombre d’amateurs en conséquence et des drames en pagaille.

Au début, Anas s’approvisionne sans problèmes grâce à un ami qui vient de l’étranger. Coke gratuite et snifs à foison vont l’enchaîner. Le gramme de coke est à 600 dirhams au milieu des années 90, décennie de défonce totale pour Anas qui la traverse sur un nuage de moins en moins clair. Bientôt coupé de ce milieu aisé qui lui faisait grâce de lignes de coke, Anas passe de la cocaïne au speed : mélange à 70 dirhams à fumer (35 dirhams de coke, 35 dirhams d’héroïne). Pour une somme modique, le cocktail fait décoller et rend très vite accro. Et marketing oblige, les dealers se sont adaptés aux petites bourses en vendant des doses à 20 dirhams. “Je pouvais en fumer pendant 12 heures d’affilée avec ma copine. Le speed vous rend vite accro”, explique Mustapha. Fini la lucidité, le supplément d’énergie et la libido au top. Bonjour tristesse, en l’occurrence la face obscure de la coke : le manque. “Le mono, on dit dans le Nord”, précise Anas qui a vécu l’apathie, le malaise général, le down, les tremblements, les douleurs musculaires, les crises d’engoisse...

Une fois accro, le programme quotidien d’Anas est devenu immuable. Première demi-journée : fumer. Deuxième demi-journée : travailler sans grande efficacité. Le soir, “un mélange de blanche (cocaïne) et de noire (héroïne) pour ne pas ressentir le mono”. La coke permet de planer très haut. La chute n’en est que plus dure...

Initiation : “Ne faites pas comme moi…”

Comment découvre-t-on la coke ? Souvent par l’intermédiaire d’amis, entre intimes, en territoire balisé, là où on accepte de sauter dans l’inconnu. “Fais gaffe, déconne pas, évite d’en abuser”, prévient toujours le dépuceleur de narines vierges. Le conseil est parfois aussi vain que le “à consommer avec modération” collé sur les bouteilles d’alcool. “J’ai fait essayer la coke à un pote juste pour le mettre dans l’ambiance. Il y a vite pris goût. Même s’il ne m’en parle pas, je devine qu’il s’est mis à en consommer régulièrement rien qu’à ses reniflements. Il m’a fait le coup classique du rhume persistant en plein mois d’août. Avec le recul, je m’en veux de l’avoir initié”, regrette Ahmed. Le vice est inavouable et tous les subterfuges sont bons pour ne pas laisser deviner (et s’avouer) que la coke vous fait office de béquille. “C’est comme si vous aviez trouvé le sésame pour venir à bout des dossiers qui s’empilent sur votre bureau. Sauf qu’on ne peut pas expliquer à ses collègues la raison de son efficacité”, analyse un ingénieur informaticien. Aussi, ce dernier squatte les toilettes de l’entreprise dès son arrivée au boulot. Un coup pour sniffer comme on prendrait son café du matin, l’autre car il est pris chaque jour de diarrhée, un des effets secondaires de la coke. Le moindre...

Zoom : Profession dealer

“Ne cherchez pas de profil type, il n’en existe pas”, prévient Mansour, un peu consommateur, de plus en plus dealer. L’apparition de la cocaïne, dans les années 90, a permis l’éclosion d’une nouvelle race de dealers, loin, très loin des habituels pourvoyeurs de shit. “La cocaïne coûtait très cher et ciblait une catégorie de personnes généralement nanties. Elle ne pouvait donc être dealée par les mêmes relais que le shit, le kif ou les barbituriques, dont la clientèle est beaucoup plus populaire”, explique notre source. Les dealers des riches, hier comme aujourd’hui, ont gardé leurs (bonnes) manières. Discrets, ils se déplacent pour approvisionner à domicile leurs clients, des fidèles triés sur le volet. “Ils ne cherchent pas à augmenter le nombre de leurs clients. Gérer leur portefeuille de contacts leur suffit”.

Le dealer classique, aujourd’hui, est quelqu’un que l’on peut croiser dans une boîte de nuit, une soirée arrosée, voire au coin de la rue. Le prototype serait un jeune homme dans la fourchette 25 – 35 ans, célibataire, vivant seul, roulant en belle mécanique mais jamais seul ou assis à la place du conducteur, le téléphone constamment vissé à l’oreille. “Il deale à partir de chez lui. Le seul matériel dont il a besoin se limite à une balance et des sachets en plastique”. Le sachet classique correspond théoriquement à un “jet” d’un gramme de cocaïne. Mais le pèse-sachet n’est pas d’une fiabilité à toute épreuve : le poids s’arrête souvent à 0,7 ou 0,8 gramme (“Le consommateur n’a ni les moyens de vérifier le poids, ni le temps pour aller trouver un autre dealer”). Quand on sait que la cocaïne peut subir moult transformations (ajout de bicarbonate, une pâte généralement utilisée pour les soins dentaires) une fois entre les mains du dealer, on comprend que la marge de bénéfice peut être importante. Et qu’elle suscite de plus en plus de vocations.

Témoignage : “Quand ma fille saura…”

Khalid, 35 ans, marin de métier, a découvert la coke dans les années 90, lors de l’une de ses escales en Europe : “J’avais des choses à oublier à l’époque. Dès la première prise, c’était bon, mes problèmes s’étaient comme volatilisés. C’est ce miracle qui m’a convaincu d’en consommer une deuxième, puis une troisième fois…”. Mais le miracle a une facture, un prix. Aujourd’hui en cure de désintoxication à Tanger, Khalid se souvient d’un jour en particulier, celui où il a pris conscience de son addiction : “Une fois, faisant le bilan de mes actes, j’ai dû me résigner à ponctuer ma vie d’un point d’exclamation. Il marquait ma stupeur. J’étais devenu accro, mon existence s’était diluée dans la coke, elle n’avait plus rien de concret, loin, si loin de la vie (normale) des autres. Ni attaches, ni biens, rien”. Khalid a vendu ses meubles puis sa maison, pour acheter ses doses. “Un jour, ma femme en a eu ras-le-bol et a demandé le divorce”. Du coup, il est retourné vivre chez sa mère, ce qu’il a vécu comme une régression. Clean depuis un an, mais toujours en cure, notre homme sait pourtant qu’il a ébranlé la confiance que lui faisait sa mère. Une tache indélébile qui le poursuivra toute sa vie, il en a conscience : “Ma mère laisse parfois de l’argent traîner sur la table pour me tester.” Khalid craint par dessus tout le regard de sa fille, 11 ans aujourd’hui, demain adulte. “J’ai peur. Quand ma fille grandira, elle apprendra que j’étais un simple junkie, que j’ai brisé notre vie de famille. Là, son regard changera à coup sûr. Je redoute ce moment…”.

Plus loin : Attention danger !

Dire que la folie de la coke est liée à la dissolution des mœurs est un raccourci facile. La réalité est plus complexe, le phénomène transversal. Si la drogue la plus hot du moment a envahi des narines au Maroc, c’est d’abord parce que le contribuable a hypertrophié ses réflexes de consommation. La coke a été incluse dans le pack. De plus en plus de Marocains y ont touché, d’abord les (très) riches, ensuite les autres. Moins chère, plus disponible, la poudre blanche est descendue de plusieurs crans pour s’incruster dans les veines de la middle-class, femmes et hommes, jeunes ou pas, gosses de riches ou pères de famille sans histoire.

Ce n’est pas le fait de l’influence américaine, du grand cirque lié au folklore des rock-stars. Ce n’est pas le fait, non plus, du dévergondage supposé de la société marocaine. La coke colonise nos narines pour des raisons plus universelles : le goût du risque, la soif de puissance, la recherche de sensations fortes. Au Maroc comme ailleurs, le plaisir coûte cher. L’extase peut virer au cauchemar. La coke, pour reprendre l’expression de l’une des nombreuses sources consultées dans le cadre de notre enquête, est une béquille capable de vous maintenir debout ou de vous terrasser. La promesse est double, le danger réel. La tentation aussi.

À la différence de l’alcool ou du shit, la coke est un excitant non estampillé made in Maroc. Le royaume n’en produit pas, la poudre est une greffe sur son identité culturelle et économique. Cela change-t-il quelque chose au fond de l’affaire ? Peut-être pas après tout. Les Marocains aussi ont de l’argent à dépenser, des fantasmes en tête, un nez prompt à se laisser pénétrer. Le mieux est de les informer sur la réalité de cette poudre qui prend, déjà, les allures d’un phénomène de société, vénéneux, tentant, extrêmement dangereux. La coke, ce n’est pas bien. Mais il ne sert à rien de réduire le phénomène à sa simple dimension morale.

TelQuel - Karim Boukhari et Hassan Hamdani

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