Espagnols du Maroc, génèse d’une immigration

29 décembre 2007 - 13h30 - Espagne - Ecrit par : L.A

Casablanca, quartier Belvédère. A rue Busancy, où elle réside depuis 35 ans, tout le monde la connaît comme Madame Moreno, du nom de son époux. Quand Margarita Ortiz m’ouvre la porte de sa coquette maison, et celle de son cœur, c’est toute l’Andalousie qui vient à moi.

Sa sobre élégance, ses parfums fleuris, sa chaleur contagieuse et cette façon toute espagnole de vous faire sentir que vous vous connaissez depuis toujours. Elle, c’est la petite-fille de José Ortiz Ponce, artisan graveur originaire de Cadiz, arrivé à Casablanca en 1906 sur les conseils de son frère ébéniste.

« L’Espagne était très pauvre à l’époque. Mon grand-père a liquidé tous ses maigres biens pour payer son billet de bateau et celui de son épouse. Cloué par la douleur de la perte de leur jeune enfant le jour même du voyage, Pépé Ortiz a failli rester en Espagne. Mais ma grand-mère a refusé de baisser les bras face au destin. Ils sont allés habiter chez mon grand-oncle à Bab Marrakech, au cœur de la médina de Casablanca, où ils ont partagé, avec des dizaines d’autres familles espagnoles, un quotidien paisible dans des demeures à l’andalouse, avec patio et chambres autour ». A 66 ans, et après une opération du cœur et une maladie lourde, Margarita Ortiz déborde d’une énergie impressionnante. Nous devisons autour d’un thé et de petits fours marocains préparés par sa fidèle Touria. Le monde extérieur s’efface peu à peu, le temps se suspend. Elle m’entraîne avec elle dans le doux sillage de ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, dans le Casablanca cosmopolite et multiconfessionnel des années folles jusqu’aux lendemains mi-euphoriques mi-incertains de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de l’indépendance du Maroc. Margarita, l’élève du collège français de Mers Sultan, se souvient.

De Marie-Gabrielle, l’atelier de haute-couture où travaillait sa maman, rue Mustapha El Mâani. Des brasseries familiales joyeuses et conviviales de Mers Sultan. Du grand cinéma Vox sur la Place Maréchal, fierté de Casablanca, et du sympathique cinéma de quartier Verdun, où avec ses voisines chrétiennes, juives et musulmanes, elles rêvaient toutes de ressembler à Marilyn Monroe et autres beautés glaciales du Hollywood des années 50-60.

Margarita se souvient aussi des repas de Shabbat partagés avec sa meilleure amie, Marie Sebbag, aujourd’hui émigrée en Israël avec son époux Henri. Elle se rappelle tout autant du Mâarif, de son église, de son marché animé et de ses ruelles au nom de montagnes, où, sur le seuil de charmantes maisonnettes à deux étages aux balcons en fleur, les vieux Espagnols et Portugais à la retraite jouaient aux dames.

Elle se remémore ses cousins et ses amis aux Arènes de Casablanca, applaudissant les beaux et vaillants matadors, dont le légendaire El Cordobés. Elle s’insurge de nouveau en rapportant le récit de son père, fervent défenseur de l’indépendance du Maroc, sur le massacre des résistants nationalistes de la rue de La Butte, que les Français qualifiaient de terroristes. Quel bien vilain mot !

Ce 2 mars 1956, chez sa tante, au Mellah, Margarita se rappelle avoir dansé et chanté jusqu’au bout de la nuit avec les voisins marocains pour fêter la libération du pays du joug colonial. Elle sourit à l’évocation de son mariage, à 20 ans, avec Antonio, beau brun tangérois aux yeux verts et gentil mécanicien. Et, enfin, elle se revoit à l’école des filles de Ben M’sick, enseignant avec passion le français à des fillettes marocains avides de savoir, elles les fières femmes du Maroc de demain…

Les récits de Ra Margot, comme l’appellent affectueusement ses quatre petits-enfants, rendraient nostalgiques les plus branchés et chauvins des Casablancais. L’Histoire est cyclique, a-t-on coutume de dire. Difficile de croire qu’un siècle plus tôt, le « hrig » se faisait en sens inverse, à partir de l’autre rive de la Méditerranée. Et pourtant.

Gomez, Moreno, Espinosa, Burgos, Fernandez, Garcia, Lopez… La famille Ortiz fait partie des milliers d’Ibériques qui ont émigré au Maroc au cours et jusqu’à la moitié du 20ème siècle, fuyant la misère pour les uns ou les guerres et la répression pour les autres.

D’après le démographe Robert Escallier, les migrations d’Espagnols vers le Sud ont même débuté avant, au lendemain de la guerre de 1860 et se sont intensifiées durant la dernière décennie du XIXème siècle. À l’époque, le gros de la communauté espagnole, majoritairement issus des provinces de Cadiz et de Malaga, venaient se réfugier à Tanger.

Les flux migratoires espagnols se poursuivront après la Première Guerre mondiale (1914-1918), puis pendant et surtout au terme de la Seconde Guerre (1939-1945) et au lendemain de la guerre civile espagnole (juillet 1936-mars 1939) opposant les républicains au camp nationaliste du général Francisco Franco.

Majoritairement issus des classes ouvrières et artisanes citadines, les migrants espagnols préféraient élire domicile dans les grandes villes, en plus de Tanger, comme Casablanca, Tétouan, Kénitra ou encore Meknès, là où ils pouvaient exercer un métier plus ou moins proche du leur.

Ainsi, à la veille de l’indépendance, d’après M. García, la communauté espagnole au Maroc comprenait près de 150.000 personnes. 80.000 vivaient dans la zone du nord, 20.000 à Tanger, tandis que dans la zone française résidaient quelque 50.000 Ibériques, parmi lesquels 40.000 pour la seule ville de Casablanca. Après l’indépendance, ce nombre a été réduit au tiers. En 1970, on ne parlait plus que de 30.000 personnes puis, au lendemain de la Marche verte, de quelque 10.000.

Margarita Ortiz, son époux, ses deux filles Sylvia (42 ans) et Marguerite (45 ans) ainsi que ses quatre petits-enfants, Guillaume (18 ans et demi), Alexandre (16 ans), Adèle (15 ans) et Antoine (12 ans), et son grand frère Ernesto (70 ans) font probablement partie des derniers descendants de “pieds-noirs” espagnols, si on peut les dénommer ainsi, encore présents au Maroc. Tous ont la nationalité française, en plus de celle d’origine, comme tout européen né au Maroc après 1912. La voix troublée, Margarita confie : « Nous ne sommes pas des Espagnols au Maroc, nous sommes des Espagnols du Maroc. La différence est énorme. Je n’ai jamais quitté ce pays, j’y suis née et c’est là que je veux être enterrée, aux côtés de mes parents (décédés en 1974 pour le père et 2007 pour la mère). Ma famille est là depuis plus de 100 ans. Pour nous, la question ne se pose même pas. Nous sommes Marocains, un point c’est tout. On ne comprend pas qu’à la troisième génération, on continue à nous considérer comme des étrangers et à réclamer à nos enfants des contrats de travail pour exercer dans leur propre pays ».

Leur Maroc, si “imparfait” soit-il, Margarita et sa famille l’ont dans la peau. De Sylvia, entièrement dévouée à ses patients du centre d’oncologie Al Kindy où elle exerce depuis de longues années, à Alexandre qui parle couramment l’arabe dialectal en passant par le petit Antoine, qui ignore ce qu’Européen veut dire.

« Les Espagnols ont été accueillis à bras ouverts par les Marocains et ne se sont jamais sentis inquiétés du fait de leurs différences ou été considérés comme des colons ou des collabos. Et le plus merveilleux dans tout cela, c’est qu’à aucun moment, on n’a été contraints d’abandonner ou de nier le moindre petit bout de notre culture et de nos racines pour nous“intégrer”, comme on dit aujourd’hui de l’autre côté de la Méditerranée. Vous ne pouvez pas imaginer notre émotion l’année dernière, quand près de 200 personnes, toutes musulmanes, sont venues à l’enterrement de ma mère Esperanza, au cimetière chrétien de Ben m’sick, alors que je ne connaissais pas nombre d’entre elles. Tous les voisins sont venus nous présenter leurs condoléances, et à Noël, leurs enfants viendront se faire prendre en photo à côté du sapin, comme j’irai avec ma famille fêter l’Aïd chez Touria », raconte Margarita, le regard embué.

Un ange passe. Le souvenir maternel chéri est encore bien trop vivace. De ses petits pas, Margarita quitte le salon pour y revenir quelques minutes plus tard, deux chemisettes en carton à la main. « Elle qui n’avait de cesse de répéter que la politique, ce n’était pas son dada, regardez-moi ça ! », dit-elle en montrant le contenu des chemisettes. Capitulation de l’Allemagne, retour du Sultan Mohammed V de son exil malgache, indépendance du Maroc, Marche Verte, tentative de coup d’Etat de Skhirat, mariage de SM Mohammed VI ou encore naissance de Moulay El Hassan…

C’est là que, pendant des décennies, en catimini, Esperanza a précieusement conservé, entre photos de famille jaunies et papiers administratifs, les unes et articles de journaux, du Petit Marocain au Matin du Sahara, en passant par la Vigie Marocaine qui, à ses yeux, retracent les plus grands événements historiques vécus par le Maroc contemporain.

En 2002, Margarita Ortiz a publié aux Editions Aïni Bennaï Espagnols de Casablanca, où elle retrace notamment l’histoire de sa famille. Dernièrement, fin novembre 2007, elle a participé à un colloque autour de la question, organisé par l’Institut des Études hispano-lusophones de l’Université Mohammed V de Rabat, l’Institut Cervantes de Rabat, l’Université Autonome de Madrid et le Comité Averroès. Avec un hommage particulier à Paquita Gorroño, républicaine de Madrid, installée à Rabat depuis 1939 jusqu’à aujourd’hui, secrétaire dactylographe au Collège Impérial pendant 40 ans, puis de 1956 à 1959, secrétaire-interprète auprès du Prince Héritier Moulay Hassan. Cette rencontre se veut le début d’un long travail de collecte. Afin que, des deux rives, on n’oublie jamais que l’Espagne et le Maroc, au-delà des tourments historiques et des clivages politiques, ont partagé ici, en terre chérifienne, comme sur le sol espagnol, une histoire commune et séculaire, mouvementée et violente des fois, paisible et fertile souvent.

Dépasser les rancunes et les rancoeurs. Réaliser un devoir d’Histoire, tout simplement. Pour la Mémoire, contre l’Oubli.

Maroc Hebdo - Mouna Izddine

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