Une étudiante voilée a été victime de propos racistes de la part d’une intervenante du jury lors d’une soutenance de fin d’année à l’Université Paris-Dauphine.
En cinquante ans d’indépendance et à la faveur du rallongement de l’espérance de vie, la société marocaine fait cohabiter en son sein quatre générations en âge de voter.
Chaque fois, la génération d’avant n’a pas pu s’adapter au changement, les compétences et les fonctions dont elle pouvait se prévaloir sont devenues caduques.
Dans le champ politique central, les ondes de choc du changement sont absorbées par le pouvoir qui protège des élites partisanes et administratives contre leurs propres cadets.
En cinquante ans d’indépendance, et à la faveur du rallongement de l’espérance de vie, la société marocaine fait cohabiter en son sein quatre générations en âge de voter. Contrairement aux sociétés agraires, caractérisées par des cycles longs et une certaine stabilité dans la production et la transmission des savoirs et savoir-faire, notre époque est caractérisée par des ruptures dans les compétences et les cultures portées par chaque génération :
• une génération presque analphabète,
• une génération cosmopolite à la faveur de l’inter-rail et du marxisme,
• une génération retraditionalisée à la faveur de l’islamisme,
• et une dernière génération globalisée à la faveur du cyberespace.
Je vais essayer d’approcher autrement le changement et d’explorer les marges, laissant de côté le centre du pouvoir. Je suis convaincu que mon propos est partiel tant le centre du pouvoir est important dans la validation de la culture politique dominante.
L’exploration des marges m’a amené à restituer trois récits documentés lors de longs séjours de terrain entre juin 2002 et juin 2004. Un, en particulier, mérite d’être raconté.
L’histoire se déroule à quelques kilomètres d’Errachidia, au centre même de l’écrin que représente la Palmeraie du Tafilalet. En juin 2000, donc, à Errachidia, les ingénieurs de l’ORMVAT(*) constatent une des rares crues de l’année venue rompre le cycle monotone d’une longue sécheresse. Le ksar disposait de deux khettara, des ouvrages hydrauliques traditionnels. Le défaut majeur de ces khettara est la nécessité de l’entretien à un moment où la main-d’œuvre servile fait défaut et où les mobilisations par le moyen des solidarités tribales et la force de l’izrezf local (droit coutumier) deviennent coûteuses et incertaines.
Devant une situation inédite, les « vieux » n’ont pas su réagir rapidement
La crue bienfaitrice qui féconde les champs a aussi détruit les deux khettaras. Deux solutions d’urgence pouvaient être envisagées : la première était que les cheikhs des deux khettaras devaient mander leur moqadem pour tourner dans les maisons, mobiliser les personnes valides pour une twiza. Mais le déficit démographique d’une génération qui peuple les chantiers de bâtiment de Casablanca et de Rabat rendait cette entreprise hasardeuse.
La seconde, plus en phase avec le moment, consistait à alerter le Centre de mise en valeur agricole (CMV) et attendre l’aboutissement de la demande à travers les méandres d’une hiérarchie complexe : appel d’offres, crédits à libérer, bons de commande à signer...
Dans tous les cas, il fallait attendre. Attendre à un moment où l’on n’était plus habitué à le faire, à un moment aussi où la frustration prend des allures dramatiques tellement l’Etat a promis une gestion rationnelle du risque. « En voyant des femmes tenant à la main des bidons de cinq litres, agglutinées dans un désordre inimaginable devant les citernes de l’office stationnées dans la palmeraie, nous, les jeunes, avions pensé que c’est honteux pour nous et nos parents incapables de réagir. J’ai une licence en littérature arabe. Je suis rentré au village parce que je ne voyais pas le bout de la lutte au sein de l’Association des diplômés-chômeurs. J’ai pris ma part des sit-in, grève de la faim et marche devant le Parlement. J’ai aussi pris ma part des coups distribués. Les jeunes du village dans mon cas ne sont pas nombreux, mais beaucoup sont passés par le collège voire le lycée. Nous étions tous désœuvrés et sans le sou. Le soir de cette distribution d’eau de citerne, nous nous sommes retrouvés devant l’une des boutiques du ksar. La discussion a tourné autour des khettaras. Les jeunes m’ont délégué pour proposer aux groupes des vieux un défi. Les jeunes s’engagent à réparer la khettara en trois jours si les vieux se mobilisent pour l’autre khettara ».
« Le groupe des vieux a pris notre proposition à la rigolade, sous forme de boutade, il nous a proposé de réparer les deux si on est capable. Ce fut fait en sept jours. Nous avons mobilisé tous les jeunes et l’eau a coulé de nouveau dans les khettaras...
Les élites ne servent pas à rénover les institutions
Je viens de raconter une histoire édifiante qui décrit le changement profond et irréversible dans une société bloquée, en apparence, parce qu’on s’entête à l’approcher par le haut. Pourquoi, les jeunes ont pris le pouvoir chaque fois que les solutions apportées par leurs aînés sont devenues inopérantes, chaque fois qu’ils étaient obligés de faire valoir de nouvelles compétences pour aborder des crises inédites ?
Les situations de crise sont le maître mot de cette démonstration, dans ce cas comme dans d’autres. A chaque fois, la génération d’avant n’a pas pu s’adapter au changement, les compétences et les fonctions dont elle pouvait se prévaloir sont devenues caduques. Dans le cas cité, plusieurs facteurs ont joué. Les vieux étaient incapables de mobiliser le réseau traditionnel (indisponibilité de la main- d’œuvre corvéable) et les services de l’office. Seul le savoir-faire, accumulé par une histoire particulière de diplômés-chômeurs, « disponibilisait » cette compétence. Il faut dire, à ce niveau, que le Makhzen lui-même est en quête de cette nouvelle compétence. Sauf que, dans le cas d’espèce, il a privatisé ces élites et les a recrutées pour son propre compte. Il ne s’en est pas servi pour rénover les institutions auxquelles ces élites appartiennent.
Dans le champ politique central, les ondes de choc du changement sont absorbées par le pouvoir qui protège des élites partisanes et administratives contre leurs propres cadets, en gardant l’initiative de ce changement à son niveau soit pour rénover sa propre élite et s’approvisionner sans concurrence sur le marché, soit pour injecter à doses homéopathiques ses propres protégés au sein des partis.
Le décalage entre la capacité du réseau notabilaire du mouvement national ou des anciens alliés de la monarchie à mobiliser, et la croyance dans cette capacité, risque de ne pas durer longtemps. Quand on observe les lieux de production des visions stratégiques que ce soit celles officielles ou officieuses, initiées par les bailleurs ou adoubés par des ONG amies, on se rend compte que la génération des aînés est déjà out.
La question reste cependant posée. Jusqu’à quand le pouvoir va-t-il continuer à s’adapter par l’absorption de la dissidence et sa métabolisation au risque que les nouvelles élites captées perdent de leur agressivité, salutaire pour le dispositif immunitaire du corps social ? La solution n’est-elle pas pour une fois dans des choix clairs sans minimisation d’un risque imaginaire
Jusqu’à quand le pouvoir va-t-il continuer à s’adapter par l’absorption de la dissidence et sa métabolisation au risque que les nouvelles élites captées perdent de leur agressivité, salutaire pour le dispositif immunitaire du corps social ?
Mohamed Tozy - La Vie économique
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