Les défis de la lutte pour la démocratie au Maroc

9 octobre 2003 - 22h44 - Maroc - Ecrit par :

Au Maroc se poursuit une fragile expérience de transformation amorcée, il y a quelques années à la fin du règne d’Hassan ll et accélérée depuis l’avènement au pouvoir de son fils, Mohamed Vl. Depuis quelques mois, ces fragilités se sont aggravées, révélées entre autres par l’essor d’un mouvement islamiste militant qui risque à tout bout de champ de déborder le pouvoir.

Changement et continuité

Le jeune roi moderniste continue d’occuper un rôle central sur l’échiquier politique du pays. De plusieurs façons, il semble prêt à aller loin dans la modernisation des institutions et l’ouverture. Mais contradiction dans les termes, il se confronte à la gigantesque machine du pouvoir érigée par son père, le Makhzen (le palais). Ce monstrueux échafaudage avait permis à Hassan de s’approprier l’essentiel du pays, par des réseaux complexes d’alliances et de pratiques prédatrices. Dans l’absence d’un Etat de droit et d’un appareil de pouvoir imputable, le Mahksen à toutes fins pratiques est devenu une super mafia, agissant avec l’appui de puissants protecteurs, notamment à Paris et à Washington. Même si la volonté de moderniser avait été exprimée par plusieurs, y compris Hassan lui-même, le « monstre » s’est maintenu en place. Bloquant la transformation de l’Etat, transformant l’aspiration démocratique en une pitoyable « démocrature », continuant enfin le pillage d’un pays sur le bord du gouffre. Le Makhzen s’est également maintenu au pouvoir par la faiblesse, pour ne pas dire la débilité de la classe politique et du milieu entreprenarial marocain. Déjà sous Hassan, le palais avait réussi à dévoyer le grand parti historique de la lutte démocratique du Maroc, l’Union socialiste des forces populaires (USFP), pourtant martyrisé et pourchassé pendant tant d’années et dont l’image reste associée à la figure héroïque de Ben Barka. Mais au tournant des années 1990, l’USFP a préféré jouer le jeu du pouvoir en intégrant un gouvernement manipulé par Hassan, et se contentant de demi-mesures, de demi-programmes, de demi-tentatives tant sur le plan économique et social. Plusieurs petits partis de gauche, dont le PPS (ex-communiste), se sont également lancés dans cette voie. Ce n’était pas tellement que le chef de l’USFP, Abderrahmane Youssoufi, avait décidé sciemment de « trahir » (il a gardé une réputation de grande intégrité personnelle). Mais le choix stratégique de fonctionner à l’intérieur du cadre délimité par le Makhzen fut finalement une grave erreur.

Dix ans plus tard

L’USFP avec ses alliés de la « Koutla » (qui inclut l’ancien grand parti nationaliste Istiklal et quelques petits partis de gauche) aura finalement servi de cache-sexe au Makhzen jusqu’à et même au-delà du règne d’Hassan. Les grands chantiers économiques sont restés en plan, faute d’initiatives locales et aussi parce que les traditionnels « protecteurs », la France « socialiste » en tête, sont restés passifs et mêmes complices des forces de stagnation. Les résultats sont aujourd’hui évidents : croissance spectaculaire du chômage, appauvrissement, débordement sans précédent des diverses économies « noires » liée au narcotrafic (qui a pratiquement pris le contrôle du nord du pays), etc. Sur le plan social, très peu d’avancées et de profondes régressions dans l’éducation, la santé, l’alphabétisation, les infrastructures urbaines et rurales, etc. Enfin sur le plan culturel et idéologique, les thèmes de la modernité, de la démocratie et de la participation se sont échoués devant le mur du Makhzen et de son réseau de micro et de macro pouvoirs qui continuent de manœuvrer un peu partout. À cela il faut ajouter l’échec des projets de réforme sociale, dont notamment les tentatives pour réformer le statut des femmes, encore reléguées à un statut de mineure et de non-citoyenne. Dans ce paysage sinistré, quelques lueurs d’espoir par contre, telle la libération de plusieurs milliers de détenus et de prisonniers politiques, la restriction (pas l’élimination) des pratiques de prédation et de violence perpétrées par les forces dites de « sécurité ». Dans des espaces contestés et relativement laissés en friche par le pouvoir se sont également infiltrées de nouvelles forces dechangement, séparées entre elles par un immense schisme idéologique qui annonce dans une large mesure les grandes confrontations à venir.

Les forces du changement démocratique

Beaucoup d’hommes et de femmes de bonne volonté se sont investis ces dernières années dans un pays où était annoncée l’heure du « changement ». Une immense prise de parole a eu lieu, secouant bien des tabous. La mafia du Makhzen a été explicitement dénoncée et quelques responsables, souvent des boucs émissaires, ont dû assumer les conséquences de leurs actes. Dans le sillon de la lutte pour la transparence et contre l’impunité, de vastes campagnes ont secoué une partie de l’opinion publique, à l’appel des organisations de défense des droits comme l’AMDH et plusieurs autres. Le mouvement des femmes également, animé par des militantes de la gauche politique, a également levé le voile de l’oppression, mobilisant des dizaines de milliers de femmes, surtout des jeunes, surtout en milieu urbain et de classes moyennes. Dans des milliers de quartiers et de villages a enfin proliféré un « nouveau » mouvement associatif de proximité, de micro-entreprises, d’éducation populaire, liant ensemble les thèmes de la démocratisation à ceux des défis sociaux (lutte contre la pauvreté, alphabétisation, protection de l’environnement et de la petite production agricole, etc.). Des milliers de militants, pour la plupart héritiers des traditions de la gauche et de l’extrême gauche marocaine, se sont lancés corps et âme dans cette « aventure » de l’associatif, du social, de la mobilisation populaire. « Un travail de fourmi, largement invisible, en profondeur », comme le raconte Leila Rhiwi, une militante clé du mouvement des femmes et fondatrice de l’Espace associatif, une vaste coalition de groupes associatifs créée depuis quelques années. Ce formidable travail continue et élargit son influence, mais il se heurte à de sérieux problèmes. Le premier et principal obstacle reste la prévalence du Makhzen, de l’appareil souvent invisible et informel du pouvoir, et qui fait qu’au bout de la ligne, tant d’efforts tombent à l’eau. La mobilisation des femmes qui avait espéré briser le mur du statut de la femme, s’est cognée le nez sur la mafia conservatrice qui continue de contrôler le Palais, en dépit des colères et des efforts de Mohamed Vl. À l’échelle locale, des centaines de micro projets pour sortir les démunis de la misère et de l’exclusion sont brisés par les caciques qui ne veulent pas que les damnés de la terre s’imaginent qu’ils sont après tout des citoyens. Le blocage institutionnel menace le faisceau associatif qui doit pour avancer « marquer des points », enregistrer au moins de « petites » victoires.

Le deuxième grand obstacle rencontré par le mouvement démocratique a été l’incapacité de la gauche politique de reconnaître, de dialoguer et de s’appuyer sur ce nouveau mouvement social. L’USFP, mais aussi la plupart des partis de gauche, sont restés enfermés dans les paradigmes antérieurs, où le social est subordonné au politique, ou le politique lui-même est subordonné au parti, et où enfin le parti est subordonné au « chef ». Cette vision jurassique de la politique s’est trouvée incapable, à part quelques heureuses exceptions, de construire des passerelles. À rebours, le nouveau mouvement social, souvent lié aux sensibilités de l’ancienne extrême-gauche, n’a pas développé de réelles stratégies pour imposer un tel dialogue. Soit que l’USFP était perçue, de façon naturelle, comme l’allié inconfortable, voire le larbin du Makhzen. Soit que la notion de pouvoir, de parti, de politique était vue avec méfiance, comme un espace inatteignable et intangible, un no-mans-land à ne pas franchir. Ce « non-dialogue » entre le social et le politique a connu des hauts (rarement) et des bas (le plus souvent), le mouvement social se « contentant », dans une large mesure, de poursuivre le « travail de fourmi », en espérant qu’à terme, dans une perspective gramscienne, qu’une nouvelle « chimie » à la fois politique et sociale pourrait prendre forme. Quelques cadres du mouvement associatif cependant, minoritaires mais pas marginaux, ont quelque peu contesté cette option en proposant la mise en place d’une nouvelle plate-forme politique (la GSU), mais le projet est resté dans une large mesuré une idée plutôt qu’une réalité.

Le retour de la « bête »

Pendant ce temps cependant, l’histoire s’accélère. La crise sociale et économique, l’affaiblissement des partis à l’ombre de la démocrature du Makhzen, la crise sans précédent au niveau régional (Afrique du Nord et Moyen-Orient) et international, aggrave toutes les contradictions. À chaque année arrivent sur le marché du travail des centaines de milliers de jeunes Marocains et ils ont devant eux un mur. Des milliers de désespérés se précipitent au large de Gibraltar pour passer par dessus ce nouvel apartheid mondial, la plupart pour aboutir dans la misère et le semi-esclavage, quand ce n’est pas tout simplement pour en mourir. Pour les autres, beaucoup plus nombreux, qui croupissent dans les quartiers et les villages, on ronge son frein, on accumule colères et frustrations.

Bien sûr un tel vacuum ne peut durer, Bien sûr des changements radicaux sont nécessaires, qu’ils viennent d’en « haut » (de révolutions ont été imposées par des palais, des empereurs et des rois, au Japon, en Turquie, en Allemagne), ou qu’ils viennent par en « bas » (lorsque les masses font leur « irruption » dans l’histoire, comme le disait Trotski). Et lorsque ces révolutions ne surviennent pas, l’histoire bouge quand même, parfois sous la forme de gigantesques régressions. Hitler, Franco, Pinochet et tant d’autres micro et macro dictateurs ont porté ces régressions résultant d’un blocage, d’un équilibre stagnant du pouvoir, d’une faiblesse structurelle des forces de transformation sociale. Aujourd’hui dans plusieurs régions meurtries qui apparaissent un peu comme un « arc » des tempêtes (de l’Asie centrale et du Sud en passant par le Moyen-Orient et l’Afrique), la « bête » resurgit, sous diverses formes. Elle se nourrit de la misère et de l’exclusion. Elle capte la colère des humiliés, pas seulement celle des pauvres, mais aussi et surtout celle des « déclassés » qui constatent que le monde actuel, libéral-capitaliste-démocratique, les exclut. Elle propose un projet effroyable, autoritaire et plus qu’autoritaire, un abandon de la société aux forces de la réaction sociale. Dans le monde arabe et musulman, cette bête a pris le langage de la religion, ce qui lui donne une profondeur sociale immense.

Qu’en est-il de cette bête au Maroc ? Sous l’égide d’Hassan (comme cela était le cas dans beaucoup des pays de la région), l’ »islamisme politique » a été tenu en laisse, utilisé pour combattre les forces démocratiques et de gauche. En même temps, certains de ces mouvements ont retourné la situation : d’instruments du pouvoir, ils ont imposé leurs espaces, poursuivi dans une triste détournement de la perspective gramscienne, la « guerre de position »au niveau social et culturel. Aujourd’hui où l’ancienne structure du pouvoir est tellement faible, la bête s’impose, elle a gagné plusieurs (pas toutes) guerres de position. Certains sont tentés (c’est probablement une erreur) de passer à une confrontation totale, militarisée. En mai dernier, la société marocaine a découvert avec stupéfaction que plusieurs centaines, peut-être même quelques milliers de jeunes marocains étaient prêts à passer au Jihad. On le savait, mais on n’osait pas l’admettre, que Bin Ladden était un héros dans plusieurs quartiers populaires. L’Etat était conscient, sans agir, que plusieurs jeunes Marocains avaient passé à travers l’ »aventure » moujahidine en Afghanistan et ailleurs, participant à la construction d’une immense « toile » islamiste, souvent bien organisée en plein cœur de la « modernité », à Hambourg, Londres, New York. [...>

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