Les enfants de la prison marocaine

18 janvier 2008 - 23h19 - Maroc - Ecrit par : L.A

Derrière les murs du centre pénitentiaire de Oukacha, à Casablanca, une véritable petite communauté vit en marge du commun des détenus. Nous sommes dans l’Aile 10, réservée aux mères. Dans cet espace, plutôt propret et relativement bien aménagé, cohabitent cinq femmes, en compagnie de leurs enfants, et six femmes enceintes. En
cette matinée, elles s’activent dans la petite cuisine du pavillon pour préparer le déjeuner collectif du jour, un tajine de mouton pour fêter le quatrième jour de l’Aïd El Kébir. Elles s’affairent autour des ustensiles en gardant dans leurs bras leurs rejetons : quatre nourrissons et un garçonnet de 3 ans.

Ces femmes ont été condamnées pour différentes raisons. Affaire de drogue, adultère, agression, homicide… chacune a son histoire. Mais elles partagent le même espace et les mêmes préoccupations. Saïda, qui purge une peine de 8 mois pour trafic de haschich, couve un bébé de deux mois, étouffé par d’inquiétantes quintes de toux. “Tu as vraiment la tête dure. Je t’ai maintes fois conseillé d’aller voir le médecin de la prison. Le petit va finir par mourir dans tes bras”, lui lance sa codétenue, Milouda. D’un coup, un lourd silence s’installe dans la salle : toutes foudroient Milouda du regard et serrent instinctivement leurs enfants dans les bras, tant l’idée de les perdre les effraie. “C’est compréhensible. Ces femmes sont constamment hantées par l’idée de la séparation”, explique Khadija, directrice du pavillon des femmes. “Je préférerais mourir plutôt que perdre mon bébé”, confirme Fatima, condamnée pour adultère. Son ex-mari lui a déjà “volé” ses deux autres filles. Elle ne les a plus revues depuis plusieurs mois et ne sait même plus ce qu’elles sont devenues. “Perdre la troisième, ce serait ma mort”, ajoute-t-elle entre deux sanglots.

“L’extérieur”, terra incognita

D’après la loi, une mère emprisonnée a le droit de garder son enfant jusqu’à l’âge de trois ans. Au-delà, elle peut effectuer une demande au ministère de la Justice pour le garder encore deux années supplémentaires, mais pas plus. À l’âge de 5 ans, l’enfant est alors récupéré par la famille ou placé dans l’une des familles d’accueil de SOS Villages, en vertu d’une convention conclue entre l’association et le ministère de la Justice. Les détenues sont alors autorisées, les jours de fête, à rendre visite à leurs enfants confiés à des orphelinats, accompagnées par des agents en civil.

Dans le monde de la bienfaisance, SOS Villages est le nec plus ultra des orphelinats au Maroc en matière éducative. Et malgré cela, très peu d’enfants arrivent vraiment à dépasser leur vécu carcéral. Solitude, difficultés de communication, pathologies psychomotrices… “Ils plongent dans une sorte d’autisme, parce qu’ils ont du mal à assimiler ce changement radical du cadre de vie, et à comprendre pourquoi on les a séparés de leur vraie mère”, nous explique une ancienne directrice de prison, qui a vu une mère sombrer dans la folie après que sa fille de 5 ans lui a été retirée. La plus grande phobie de ces enfants, qui ont vécu leur prime enfance entre quatre murs, est précisément le contact avec le monde extérieur. À Oukacha, on raconte même que lors d’une sortie en voiture, des enfants se sont mis à rigoler… parce que “la maison bougeait”. Du coup, toute tentative de retisser les liens avec la société s’avère difficile. D’autant que “l’extérieur” n’est pas toujours des plus accueillants pour “Oulad lhabs”. “Nous avons demandé à des écoles privées d’accepter des enfants parmi leurs élèves, pour les aider à s’acclimater au monde extérieur, explique un responsable de l’administration carcérale. Sceptiques, les directeurs voulaient savoir s’ils allaient venir à l’école en fourgon de la police et s’il n’était pas préférable de les isoler dans un coin de la classe”.

Une loi sévère

D’après les chiffres de l’Administration pénitentiaire, on recense aujourd’hui pas moins de soixante-neuf enfants qui vivent dans les prisons du royaume. Un effectif qui fluctue au gré des détentions provisoires, généralement de courte durée. Mais au-delà des chiffres, la question des détenues-mères divise le milieu associatif parce qu’elle pose un problème juridique d’une extrême sensibilité. La loi marocaine autorise ces femmes à garder leurs enfants avec elles, en détention, pour des raisons religieuses et humaines. Quid des droits desdits enfants ? “De quel droit autorise-t-on les enfants à entrer en prison avec leurs mères ?, s’interroge une activiste associative, qui s’intéresse de près au monde carcéral. Il y a bien des alternatives pour éviter aux enfants de subir les dégâts collatéraux de cet univers hostile”. “La hadana (prise en charge maternelle), c’est bien. Mais ne peut-on pas penser à des peines alternatives pour ces femmes, comme des travaux d’intérêt public ?”, propose une ancienne directrice de prison.

Le sujet a même fait l’objet d’une pièce de théâtre, écrite et réalisée par un détenu du centre pénitentiaire de Oukacha, Abdelmajid Bensouda. Intitulée “Des anges derrière les barreaux”, cette pièce a condensé tous les problèmes liés aux enfants de détenues. Selon ses initiateurs, elle aurait suscité l’intérêt de hauts responsables, qui auraient même promis des solutions. La première serait peut-être de pousser à l’application de la loi. L’article 32 du Code pénal autorise le juge à accorder un moratoire aux femmes enceintes jusqu’à ce qu’elles accouchent. Son premier alinéa stipule en effet que “s’il est vérifié qu’une femme condamnée à une peine privative de liberté est enceinte de plus de 6 mois, elle ne subira sa peine que 40 jours après sa délivrance”.

Un texte qui ne fut pas appliqué dans le cas de Safia. Cette Nigériane, enceinte de 7 mois, a été condamnée pour trafic de cocaïne à 5 ans de prison ferme. Blême, le regard absent, elle répète à qui veut l’entendre qu’elle voudrait écrire au ministre marocain de la Justice pour demander un transfert vers son pays. En vain. “Son crime est assez lourd. Je ne crois pas que sa grossesse pourra changer quelque chose”, nous explique ce superviseur. Sauf miracle, c’est dans les couloirs du centre de Oukacha que Safia accouchera. Ce jour-là, la prison casablancaise comptera un détenu de plus.

Conditions de détention : Chantage affectif ?

En prison, les mères vivent dans des conditions de détention relativement privilégiées par rapport aux autres détenues. Leur statut attire les dons de bienfaiteurs, et une certaine primauté dans l’accord des grâces royales. C’est surtout le cas de celles condamnées à de longues durées d’emprisonnement, qui voient souvent leurs peines réduites. De là à ce que l’enfant se retrouve instrumentalisé, il n’y a qu’un pas que des détenues franchissent allégrement. “Quelque part, certaines de ces prisonnières trouvent leur compte dans le statut de mères et semblent bien peu se soucier de l’intérêt de leurs enfants, reconnaît une assistante sociale. Ces derniers deviennent d’abord une source de privilèges”. Du coup, certaines détenues-mères n’hésitent pas à user d’une sorte de “chantage affectif” pour obtenir davantage de faveurs. C’est le cas de Khadija, une détenue condamnée pour homicide et mère d’un enfant de 3 ans. “Même après ses cinq ans, mon fils restera avec moi. Il ne me quittera que si l’on accepte de me transférer à la prison de Settat ou de Ben Slimane”, lance-t-elle sur le ton du défi.

TelQuel - Nadia Lamlili

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